Un génocide en 2025 ? Non pas au bout du monde mais de l’autre côté de la Méditerranée ? Sous nos yeux malgré le meurtre des journalistes tués sur le terrain ? Avec le « soutien indéfectible » de la première puissance mondiale et de quelques autres pourtant classées au rang des pays civilisés ? 80 ans après un autre génocide qui avait eu l’Europe comme théâtre et dont il suffisait d’entretenir la mémoire pour empêcher le retour ? Face à la destruction de Gaza et de ses habitants, la mémoire collective aura montré une nouvelle fois toutes ses limites.
En France tout spécialement, le contraste est impressionnant entre le faible écho que le drame de Gaza rencontre dans la société – manifestations quasi confidentielles dans le meilleur des cas – et la place pourtant conséquente accordée à la Shoah dans l’enseignement scolaire. Dans un pays où l’enseignement de l’histoire s’est toujours ambitionné comme porteur de valeurs morales et civiques, au point, parfois, de confondre leçon d’histoire et leçon de morale, cet épisode du passé qui fait l’objet de toutes les attentions officielles et le plus souvent de beaucoup de passion de la part des enseignant.es, a toujours été auréolé d’un mérite prophylactique censé justifier sa place jusque dans les examens (comme c’est notamment le cas au DNB) : enseigner la Shoah pour éviter son retour, éveiller chez les jeunes une conscience qui leur permettra, à l’âge adulte de réagir et si possible de s’opposer à une extermination de masse.
Or, même si la destruction des Palestiniens de Gaza n’est pas en tous points comparable à celle des juifs d’Europe, il ne fait plus de doute aujourd’hui, jusque dans les couloirs de l’ONU, que les mécanismes à l’œuvre à Gaza sont constitutifs d’un génocide : éradication programmée par un état et déshumanisation d’une population (les Palestiniens, « animaux à deux pattes » ou simplement terroristes en puissance, assimilation qui autorise à détruire sans état d’âme les écoles, les hôpitaux, les camps de réfugiés et les lieux de ravitaillement).
Mais face à ce drame que nul ne peut ignorer, force est de constater que des générations d’anciens élèves pourtant sensibilisées à l’histoire du monde au 20e siècle n’ont pas réagi. Plus jamais ça ? A condition de regarder ailleurs. Et ce silence met en lumière le décalage flagrant entre l’enseignement scolaire de l’histoire et la finalité morale et civique qu’on lui attribue, entre l’histoire et la mémoire collective.
A l’école élémentaire tout spécialement mais encore au collège – ce sont bien sûr les programmes officiels qui sont à incriminer – le fait de privilégier la dimension militaire et patriotique de la période 1940 -1945 ne permet pas de saisir la nature d’un génocide ni les mécanismes qui le rendent possible : la méfiance pour un groupe qui conduit à lui faire perdre son caractère humain n’aboutit à son extermination que parce que l’autorité de l’état exige de la société une obéissance absolue. En France, la sacralisation dont la république fait l’objet à travers les programmes d’histoire et ceux d'éducation morale et civique (EMC), n’est sans doute pas étrangère à la faible disposition des citoyens à remettre en cause la raison d’état qui légitime tous les silences, toutes les compromissions, tous les crimes, même de masse. Les affligeantes commémorations du 8 mai où des cohortes d’élèves encadrées par les Anciens combattants (d’Algérie…) sont traînées devant les monuments aux morts ne favoriseront jamais les prises de conscience nécessaires, sur Auschwitz comme sur Gaza.
« A quoi servent les politiques de mémoire ? » Une question à laquelle Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc (1) apportent un éclairage qui, dans le contexte actuel, ne peut laisser indifférent : dans une perspective résolument sociologique (« la classe [est] un espace social (…) lieu d’interactions entre un professionnel, l’enseignant, et des élèves qui vivent en parallèle dans d’autres espaces de socialisation ») , dénonçant la fiction entretenue à l’école « sur la capacité des injonctions morales explicites à modeler durablement les comportements », les deux chercheuses relèvent opportunément la contradiction entre le « devoir de mémoire » cher à l’institution et la réalité du quotidien des élèves :
« L’enseignement du « plus jamais ça » a peu de chances de fonder une résistance ultérieure lorsque la possibilité de passage à l’acte violent se présente. Il est vain d’attendre des politiques de mémoire qu’elles forment des citoyens plus tolérants et prêts, le jour j, à s’offusquer devant la comparaison d’une femme à un singe du fait de sa couleur de peau ou à refuser la violence politique – qu’il s’agisse du passage à tabac d’un individu jugé différent ou de l’anéantissement d’un groupe donné pour différent du nôtre (…) Peut-être y a-t-il quelque chose à creuser du côté de ces rêves d’une éducation non plus concurrentielle mais coopérative (…) Plus sûrement il y a quelque chose à trouver du côté d’une égalisation sociale. Elle ne fera pas disparaître le goût de la distinction mais elle peut rendre la mobilisation violente au nom de l’écart des modes plus difficiles. »
Gaza comme signe des illusions et désillusions des politiques de mémoire ? Ci-dessous, le lien vers plusieurs billets de blog touchant à cette dimension de l’histoire à l’école.
Extraits :
[...] Parce que l’antisémitisme est un racisme, à l’origine d’un génocide dont la forme lui confère un caractère exceptionnel, parce que l’instrumentaliser, parce que faire des partis de gauche l’équivalent du parti nazi aboutit à n’en pas comprendre la nature et à en relativiser la portée, en quelque sorte à le réduire à un « détail de l’histoire »… La mémoire des millions de victimes des chambres à gaz demande auprès des jeunes et des autres une pédagogie qui déshonore les allusions sordides auxquelles cette question donne lieu, ceux qui les jettent en pâture à l’opinion publique comme les médias qui les relayent. Un contresens historique qui est ici une faute morale et qui, au passage, devrait faire s’interroger sur la portée réelle des commémorations auxquelles l’Éducation nationale semble apporter une valeur très éloignée de leur impact réel : après tout, c’est bien le même pays qui a célébré le 80e anniversaire du Débarquement en Normandie tout en votant massivement pour une extrême-droite toujours nostalgique de Pétain […]
https://blogs.mediapart.fr/b-girard/blog/070525/commemorer-le-8-mai-malgre-gaza
Extraits :
[...] « Vouloir faire d’une mémoire scolaire aux fondements obscurs le gage d’une société ouverte et tolérante, d’un passé mythifié le détour obligé et suffisant d’une éducation civique vue comme une "morale de l’histoire", ne résiste pas à la constatation, guère discutable, que les politiques de mémoire n’ont pas fait reculer l’intolérance : dit abruptement, comment ne pas voir la contradiction entre la commémoration d’un événement censé libérer le monde du nazisme et la complaisance d’une large partie de l’opinion, manifestée par les votes et les sondages comme par la parole quotidienne, pour des idéologies et des partis politiques dont l’argumentaire reprend tous les poncifs du racisme, de la xénophobie, du rejet des migrants, de l’exaltation de l’identité nationale ? » A ce passage de ma note de blog sur la commémoration du Débarquement en Normandie, j’ajouterai : contradiction, aujourd’hui, entre la commémoration du 8 mai et la cécité, l’indifférence ou la complicité plus ou moins franche avec la tragédie de Gaza [...]
(1) Sarah GENSBURGER et Sandrine LEFRANC, A quoi servent les politiques de mémoire ? , Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 2017.