À l’occasion de l’incarcération de Sarkozy, le sidérant spectacle donné par une large partie des médias et du personnel politique fait s’interroger sur la fabrique de l’opinion publique et sur la nature réelle d’un régime politique. En toute bonne conscience. Dans le cas présent, une affaire lourde, mettant gravement en cause l’honnêteté d’un chef d’état et la nature de sa fonction, fragilisant les institutions, ne semble pas avoir d’impact sur le jugement que la société civile peut porter sur ses représentants. Comme si de rien n’était. Comme si c’était dans la nature des choses, ou plus exactement dans la nature d’un régime politique qui s’est fait une spécialité de ne jamais avoir de comptes à rendre à quiconque, même au suffrage universel dont par définition il émane.
Dans cette complaisance d’une majorité de Français pour ses dirigeants, rien de nouveau : entre l’affaire Ben Barka et l’affaire du financement libyen, en passant par l’affaire Boulin, l’affaire du Rainbow Warrior, ou encore l’affaire des Irlandais de Vincennes, des écoutes téléphoniques de l’Elysée, l’affaire Benalla et beaucoup d’autres, l’histoire de la Cinquième république se confond avec celle des scandales qui la jalonnent à intervalle régulier sur un fond d’ inépuisable indulgence d’une notable partie de l’opinion pour sa classe dirigeante. Et c’est bien cette indulgence, autant, voire davantage que les turpitudes des dirigeants qui fait problème.
« Il y a une dimension sacrée du président de la République qui est extrêmement surprenante vue de Belgique. D’ailleurs, même quand ils ne sont plus présidents, même quand ils n’ont plus de pouvoir, on les appelle toujours “Monsieur le président”. Quand on voit les rituels, les ors, la dimension sacrée de la fonction, on se demande lequel de nos deux pays vit en monarchie. » Joëlle Meskens, du journal belge "Le soir", pose à juste titre une question trop rarement posée en France où la référence à la république est prétexte à la justification permanente de tous les abus de pouvoir, à l’abri d’une raison d’état peu interrogée. La république, mais quelle république ? La Première, qui a si peu vécu ou la Cinquième qui exploite sans vergogne la mémoire de la Première pour tenter de faire oublier qu’elle est née d’un quasi coup d’état militaire ?
Éduqués dès leur plus jeune âge dans le culte de la république, bien des Français ne font pas le lien entre les abus trop courants de l’exercice du pouvoir et la nature d’un régime qui les rend possibles. Un haut responsable politique s’acoquinant avec un régime terroriste pour financer sa campagne électorale ? Et mentant effrontément devant un tribunal ? Une faute individuelle, se justifie-t-on. Et même si cette faute individuelle est indubitablement en rapport avec l’impunité présidentielle qui protège sa fonction, avec des pouvoirs exorbitants concédés par un bulletin de vote déposé dans l’urne une fois tous les 5 ans (le plus souvent par défaut), même si cette faute prend place dans une liste déjà longue d’abus, de violences, de crimes, la république, elle, reste intouchable.
De fait, la corrélation (la filiation ?) est forte entre la sacralisation qui entoure le régime républicain et l’enseignement dont il fait l’objet à l’école sous diverses dénominations selon les époques : éducation ou instruction civique, éducation morale, aujourd’hui éducation morale et civique (EMC), dont la finalité a toujours été d’entretenir « l’amour de la république » (la formule est de Chevènement, ministre de l’Éducation nationale de 1984 à 1986). Une formule ambiguë, confondant ce qui relève des sentiments et de la morale privée (l’amour) et les exigences légitimes de la vie en commun (quelles règles pour quelle société ?), mais également totalitaire dans son principe, faisant d’un système politique, économique et social donné, une sorte d’objet de vénération protégé de toute critique, de tout examen par l’étiquette « républicaine ». A l’école, la république est un dogme, une sorte de vérité révélée dont l’enseignement tient plus du religieux que de l’approche rationnelle ou historique. Dans les inépuisables « ressources » officielles que l’Éducation nationale met à la disposition des enseignants, cette définition de la devise républicaine donne la mesure du côté irrationnel de cet enseignement : « La Liberté est l’initiale de la République, sa religion première (…) L’Égalité est la noblesse de la République (…) La Fraternité est l’enfant naturelle de la République, tardivement venue, son tiers état » (les majuscules sont d’origine). Enseignement ou prédication ?
Cette dévotion scolaire pour une république hors-sol, sans réel contenu épistémologique ou historique, s’est encore exacerbée depuis 2015 dans une sorte de rituel expiatoire autour des « valeurs de la république » dont, selon les responsables politiques (cf la citation fameuse de Valls Premier ministre : « à l’école, on a laissé passer trop de choses… »), l’oubli serait directement à l’origine des attentats terroristes. L’école tout entière s’est trouvée engagée dans « une grande mobilisation autour des valeurs de la république » (c’est la dénomination officielle) aux allures de catéchisme obligatoire. Intégrées à « la défense de la laïcité », les valeurs en question font aujourd’hui l’objet d’injonctions officielles protéiformes dérivant gravement vers une surveillance renforcée des personnels et des élèves dans ce qu’il faut bien appeler une morale d’état : le refus de chanter la Marseillaise ou de participer aux cérémonies patriotiques (c’est-à-dire militaires), considéré comme une « atteinte » à la laïcité, à la république, doit être « relevé » toutes affaires cessantes pour remonter au plus haut de la hiérarchie. A défaut de garantir la liberté, l’égalité, la fraternité, la république surveille.
Retour à l’affaire du financement libyen : une affaire qui, tout autant que la responsabilité individuelle de Sarkozy et de ses proches est aussi celle de l’indifférence, de la complaisance d’une large partie de l’opinion publique pour ses dirigeants et pour le régime politique qu’ils incarnent et dont ils récupèrent en partie le prestige et l’autorité. Un prestige dont on ne sait pas vraiment à quoi il tient mais que son enseignement scolaire contribue à répandre. A l’école, l’éducation civique, première étape de ce qui devrait être, en toute logique, une prise de conscience politique, est d’abord une affaire de croyance quasi-religieuse, d’adhésion irrationnelle et forcée à des institutions politiques et sociales jugées insurpassables, puisque « républicaines ». A la place de l’examen critique, du droit d’inventaire, de la contextualisation historique, une vérité révélée, rabâchée tient lieu de formation civique, façonnant en réalité des croyants, des fidèles sujets, peu disposés, arrivés à l’âge adulte, à remettre en cause un pouvoir, une autorité, considérée comme toujours légitime même dans ses pires compromissions.
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