Passy, 1er janvier 1869
Je ne puis tirer aucun sens de ma vie, de mes vies. Je laisse une trace de mon existence mais ce n'est qu'un décor de légendes. L'anecdote y règne et cache le vrai, comme la feuille devant l'oeil du chasseur lui cache la forêt.
Je laisse un héritage plus faible que la valse incertaine de l'Aiglon. Le Roi de Rome avait ce nom qui souffle du fond des siècles. Ma postérité ne recevra donc pas un signe de moi, de ma durée, de mon long chemin ? Je voudrais laisser un message capable de secouer les tombes et de soulever les autels de l'idolâtrie.
Peut-être ai-je été sur cette terre le sommet d'une évolution millénaire. J'ai accompli une double incarnation. Est-ce une promesse ? Puis-je conclure que dans la progression de l'esprit, la vie doublera, s'élargira, s'épanouira un jour, non seulement dans la succession des corps mais même dans l'éclat des âmes ? Que chaque âme multipliera ses épreuves ? Qu'elle pourra même demeurer avec ses souvenirs au-delà de l'effondrement des corps ?
Ma vie n'est pas une réponse. Je ne porte qu'un espoir, un mirage et une promesse. Je ne crois pas que mon âme soit mortelle, mais je sens qu'elle doit se détacher de tout lien terrestre; elle deviendra une âme "contemplante", sans la possession du souvenir, sans la lourde grâce de la mémoire.
Sur le chemin de la délivrance, qui est le chemin de la liberté, je ne trouve que quelques bornes utiles. Loin d'approcher de la contemplation et de la perfection, nous sommes en pleine nuit et nous en sommes encore à la défense animale de l'homme, la défense de son regard et de sa faim, de sa parole et de sa chaleur.
J'ai découvert la vanité de l'héroïsme et de ses corollaires : la guerre, la patrie et la politique. J'ai été, moi, ces trois forces à la fois et je suis le seul qui puisse les juger, les peser, en démêler le labyrinthe funeste. J'ai été au coeur des deux plus grands empires du monde; j'ai régné sur l'un, j'ai guidé l'autre. Je connais les tiroirs du bureau de Machiavel; je connais l'envers des cocardes; je connais la prunelle de l'homme qui tue et l'oeil de l'homme tué. Trois millions d'hommes se sont faits éventrés sur mon ordre; ils ont été les héros classiques, morts pour la patrie, happés par un mécanisme politique dont je mesure aujourd'hui l'absurde.
La guerre nait ainsi de la politique : elle n'est possible que grâce à l'héroïsme qu'on exige au nom de la patrie. C'est le cercle d'acier qui enserre la liberté de l'homme. Nous ne pourrons jamais parler de l'âme humaine et de sa progression infinie sans briser ce cercle.
Un Juif traduisait pour moi L'Ecclésiaste sur les marches de Russie. Une mouche morte suffit à empoisonner l'huile du parfumeur : un grain d'orgueil annihile le génie et la sagesse. J'ai retenu encore le mot qui anime ces dernières lignes : Jette ton pain sur le fil de l'eau : tu le retrouveras un jour ou on le retrouvera pour toi.
Au terme d'un siècle d'existence, je n'ai d'autre espoir que celui que je puis jeter au fil de l'eau. Mon corps est vieux, usé par deux vies parallèles.
Ma petite maison est silencieuse. La rue est déserte, Passy, au milieu de ses étroits jardins, de ses ruelles si parfaites, d'un bonheur si tiède et si juste, fête une année nouvelle.
D'innombrables orages courent dans un ciel bleu et froid. Le sang et la folie vont couvrir l'Europe, sans excuse, d'ailleurs, sans haine et sans amour. Je n'y puis rien. M'attend une planète céleste d'où je regarderai les énigmes de ce monde.*
Le feu de la cheminée donne des reflets à ma plume. Je tremble à la pensée de ce qui est encore indicible et qu'il faudrait pourtant dire. Depuis longtemps, je sens le désespoir de ce silence.
Il faudrait retrouver le secret des Apôtres qui surent parler de liberté aux esclaves, de foi aux infidèles et d'amour aux violents. Je n'ai pas ce secret.
Je suis déjà trop loin du monde. Les joies de mon coeur sont faites d'attente. Il est doux d'attendre le soir qui vient, l'aube aux limites de la nuit, le soleil haut dans le ciel dans les rougeurs de l'aurore. Il est doux d'attendre l'ami qui doit frapper à votre porte, l'heure qui va battre à la pendule, la fleur qui va s'ouvrir et la mort qui viendra vous apporter la paix.
Mon âme a témoigné sur cette terre pendant cent ans. Avec mon âme à la double vie, je cherche, je cherche dans le passé, e non ritrovo un giorno che sia stato mio.*
* Michel Ange : "... et je ne retrouve aucun jour qui ait été mien". Sur ces mots, s'achève le Journal secret de Napoléon Bonaparte. Il mourut le 22 mars 1869, juste un siècle après sa naissance.
(Lo Duca, Journal secret de Napoléon Bonaparte, 1769-1869, Jean-Jacques Pauvert, éditeur, Paris, 1962 - 298 pages, 12 NF -)
Petit ajout :
"4 juillet 1799,
Se méfier des principes d'école et des doctrinaires. D'aucuns, plutôt que sacrifier une de leurs petites théories, laisseraient périr l'humanité" (p. 23)