Et si l’Europe perdait la guerre
Au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et du supermarché casher de la porte de Vincennes revendiqués par Daech, on se souvient de l’intervention, en janvier 2015, de Manuel Valls. Premier ministre, devant l’Assemblée nationale « Oui, la France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l'islamisme radical. »
Même si cette affirmation ne valait pas formellement comme une déclaration d’hostilité, elle soulignait l’état d’esprit des autorités françaises apparemment décidées à en découdre avec le terrorisme. Cette impression fut encore renforcée lorsque toute l’Assemblée nationale entama La Marseillaise au terme de l’allocution du Premier ministre.
Outre le fait que cette affirmation constituait une forme bienvenue de reconnaissance publique pour l’ennemi déclaré, Daech, une guerre a ses enjeux, soit la France et, au-delà de la France l’Europe, la perd, soit elle la gagne. Et pour sceller une victoire, la seule option prise en compte par les Européens, il faut pouvoir un jour mettre un terme à la guerre pour restaurer de nouvelles relations avec l’ennemi d’hier.
L’acte officiel qui met termine une guerre est un traité de paix qui suit généralement la signature d’un armistice ou d’une capitulation. Mais avec des mouvements terroristes - qu’ils disposent ou non d’un espace territorial - on ne peut pas conclure de paix car ils n’ont aucune légitimité. Les terroristes, c’est leur force, se diluent dans des populations et des Etats avec lesquels, l’Europe n’est pas en guerre. Et une victoire sur les seuls éléments indéfinis - les terroristes - qui ont ouvert les hostilités, n’a aucune portée politique.
Les Européens peuvent alors simplement se satisfaire de l’éradication des terroristes mais pour parvenir à un tel résultat il faut encore pouvoir s’attaquer aux causes du terrorisme sinon il renaît perpétuellement de ses cendres. Or, ces causes sont profondément liées à la nature et aux modes de fonctionnement des Etats qui abritent les terroristes, des Etats considérés par l’Europe, si ce n’est comme des amis, du moins comme de bons partenaires sur le plan politique et économique. Le risque est grand dès lors pour l’Europe de rester pour longtemps en guerre.
En revanche la « déclaration » de guerre instille une attente légitime des citoyens européens qui ne peuvent accepter de vivre avec la menace terroriste. Ils attendent que leur gouvernement gagne la guerre faute de quoi, ils apporteront leurs soutiens aux leaders politiques les plus audibles sur la menace islamiste, les « va-t’en guerre », les partis populistes ou les partis d’extrême-droite, prompts à opter pour des solutions radicales peu importe la manière et les moyens. Quitte à faire un amalgame entre les terroristes et les Etats qui génèrent ce terrorisme avec le risque d’entraîner l’Europe dans un conflit généralisé.
Avec le terrorisme et en particulier avec Daech, même lorsque ses conquêtes territoriales seront définitivement perdues, nous sommes donc entrés dans une guerre sans fin qui ne s’achèvera ni avec un armistice ni avec une capitulation et encore moins avec un traité de paix. L’Europe est donc confrontée à une situation sans issue avec le risque, en prime, de perdre ses institutions démocratiques au profit de régimes populistes ou illibéraux.
Dans ce contexte, il devient urgent de s’interroger sur les moyens dont dispose encore l’Europe pour sortir de ce piège pour autant qu’une issue positive soit encore envisageable.
Deux stratégies peuvent être envisagées. La première est réactive. Elle consiste à investir dans la surveillance des milieux susceptibles de contribuer au terrorisme et à déjouer toutes les possibilités d’attentats. C’est la tâche des services de sécurité chargés de détecter les comportements susceptibles d’aboutir à des actes terroristes avec en prolongement des actions de déradicalisation pour ramener dans le droit chemin les individus aux comportements agressifs. Elle peut être mise en œuvre relativement facilement avec des effets immédiats. C’est ce que différents gouvernements des deux côtés de l’Atlantique suggèrent avec un arsenal de nouvelles dispositions sécuritaires.
La seconde est préventive. Elle cherche à comprendre les raisons qui déterminent des citoyens jusque-là « sans problème » à recourir au terrorisme. A partir de ce diagnostic, il s’agit d’engager les politiques nécessaires pour tarir l’émergence de cet appel à la violence. Elle nécessite des efforts de longue durée et n’a pas l’avantage d’offrir des effets spectaculaires dans le court terme.
Dans les deux cas, les efforts à entreprendre nécessitent une coopération internationale impliquant tant les pays arabes et méditerranéens que les pays occidentaux. Au travers des services de police et de sécurité en matière de surveillance et par le bais d’investissements communs et coordonnés pour écarter le recours à l’option terroriste comme un moyen d’expression politique.
Si la première stratégie n’implique pas nécessairement de réfléchir sur les causes qui amènent des citoyens à recourir à la terreur dans la mesure où elle se concentre sur des individus déjà passés à l’acte ou prêts à passer à l’acte, il est peu probable que les actions de déradicalisation qui complètent cette option stratégique puissent aboutir à des succès sans procéder à une analyse, même sommaire, des causes de cette violence.
Quant à la stratégie préventive, elle opère en amont et vise à empêcher que des citoyens décident de recourir à des actions violentes pour satisfaire leur vision politique. Elle postule un diagnostic approfondi des causes politiques, économiques, sociales et religieuses qui conduisent au terrorisme.
Après des années de confrontations militaires, notamment en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Mali, au Yémen puis en Syrie, l’Europe ne peut évidemment plus miser sur l’une ou l’autre de ces stratégies. Les deux doivent être mises en œuvre. La première fonctionne plus ou moins bien, même si l’on enregistre de cas en cas des « ratés » de toute façon inévitables. Mais la seconde est totalement inexistante même si à travers diverses institutions des investissements plus ou moins substantiels sont déjà consentis pour répondre aux besoins des pays arabes les plus concernés par l’émergence du phénomène terroriste.
Cette absence de stratégies préventives est la grande faiblesse des politiques européennes. Il ne faut plus se le cacher, elle peut conduire à une « défaite » des Européens avec l’accès au pouvoir de mouvements fondamentalistes dans le monde arabe et méditerranéen et par la victoire du populisme en Europe.
En prenant en compte les tentatives des trois dernières décennies, la seule option ouverte à l’Europe est aujourd’hui de relancer une coopération méditerranéenne et euro-arabe digne de ce nom. Mais encore faut-il l’engager sur des bases complètement différentes que dans le passé en y associant d’emblée la société civile tant dans le monde arabe que dans l’espace européen.
C’est ce qui distingue les deux stratégies. La première, qui est le fait du prince, peut être mise en œuvre sous sa seule responsabilité et n’exige que le renforcement des moyens classiques de lutte contre la violence et le terrorisme. La seconde stratégie requiert en revanche, d’innover en matière de coopération internationale et surtout elle implique la participation, dans le premier stade du diagnostic, des forces vives de la société civile. Ce qui n’a encore jamais été réalisé.
Diverses institutions, avec l’appui de grandes fondations internationales et de nombreuses personnalités politiques ont déjà proposé un mode d’action pour parvenir à ce résultat en suggérant notamment la rédaction d’un « Livre blanc », dans la première phase d’un nouveau processus de coopération et de sécurité méditerranéen et euro-arabe. Mais à ce jour, la plupart des gouvernements et l’Union européenne sont restés sourds à ces propositions. Plus on attend, plus cet engagement sera difficile à réaliser car la possibilité même d’une coopération avec le monde arabe diminue proportionnellement à la montée des mouvements populistes.
La relance du processus de coopération méditerranéen et euro-arabe est devenue pourtant primordiale pour les formations démocratiques européennes attachées à la pérennité de leurs institutions libérales. C’est aussi le moyen le plus efficace de réduire l’audience des partis populistes qui ne cessent de consolider leurs positions en multipliant les slogans anti-islamismes et en agitant le spectre d’une conquête musulmane de l’Europe « chrétienne ». Cet afflux musulman ne pourra en effet trouver de solution négociée que dans la cadre d’un nouvel accord de coopération et de sécurité méditerranéen et euro-arabe.
Pour les pays arabes, la relance de cette coopération est existentielle pour assurer leur développement économique et social. Elle répond de surcroît à une attente profonde d’une partie importante de leur population, tout particulièrement des jeunes. Mais surtout, elle représente le seul moyen de contrer les arguments des zélateurs du fondamentalisme islamique.
Pour autant que les gouvernements européens et arabes soient prêts à entendre les aspirations de leurs citoyens, cette relance de la coopération ne peut évidemment attendre une capitulation des terroristes. Car si les paramètres politiques, économiques et sociaux qui prévalent aujourd’hui dans les relations méditerranéennes et euro-arabes ne sont pas modifiés, si les revendications des citoyens européens et arabes ne sont pas mieux prises en compte de part et d’autre de la Méditerranée, il est peu probable que l’on tarisse les causes de la terreur qui désormais nous menace tous. Les Européens sont au pied du mur. Il leur appartient de décider s’ils veulent ou non gagner cette guerre.