Quelles recettes pour appréhender une crise globale ?
Si tout le monde, indépendamment de son lieu d’origine, de son genre, de sa classe d’âge, de son niveau de développement, s’accorde sur l’existence, tant au plan local, national qu’international, d’une profonde crise politique et économique, les remèdes à apporter diffèrent profondément. Les attentes d’un leader de l’opposition camerounaise ne peuvent croiser les visions d’avenir d’une jeune russe, ni celles d’un grand producteur de céréales américains ou d’un membre émérite du plénum du parti communiste chinois. Il en a toujours été ainsi.
Est-ce à dire qu’aucune solution à la crise ne peut émerger et qu’à défaut d’une catastrophe globale - qui ne peut plus être exclue - nous sommes empêtrés pour les prochaines décennies dans une profonde anémie. L’échec successif de la Société des Nations puis des Nations Unies qui, sous l’ascendant des vainqueurs du deuxième conflit mondial, ont tenté d’imposer leurs certitudes politiques, tend à confirmer cette impasse.
C’est dans cet état de déliquescence politique - et nous ne devrions pas nous en étonner -, qu’émergent des figures aussi pathétiques que celles d’un Donald Trump qui veut, pour son propre profit, imposer sa loi à l’ensemble du monde, d’un Vladimir Poutine qui s’obstine dans une folie meurtrière pourtant vouée à l’échec, d’un Javier Milei qui brandit une tronçonneuse électrique pour imposer sa vision d’une démocratie libérale ou d’un Benyamin Netanyahou, l’organisateur d’un génocide monstrueux qui s’est érigé en pacificateur du Moyen-Orient.
Pourtant nous percevons bien, dans un monde globalisé et fortement réseauté, qu’en dépit des profondes divergences qui traversent notre humanité, nous n’avons pas d’autre choix que de nous entendre sur un socle de règles communes et que ces règles fondamentales du vivre-ensemble doivent permettre à toutes et à tous d’accéder à un minimum de bien-être.
C’est cet axiome qu’interrogeait récemment et indirectement le quotidien helvétique Le Temps : « La Suisse inoxydable au chaos ? ». Comme s’il s’agissait d’une impossibilité métaphysique, la Suisse, l’un des Etat le plus dépendant du reste du monde, situé au centre de l’Europe, pouvait, par ses seules vertus démocratiques, échapper au chaos. La question est posée face à l’arrogance, tout aussi pathétique, du principal parti politique suisse, l’UDC, qui perçoit une menace existentielle dans tout étranger, dans toute concession en vue d’une meilleure coopération internationale. La réponse est nécessairement négative.
Désormais, c’est l’évidence d’une reprise de la négociation qui s’impose. La crise ne se résoudra qu’à travers l’humble reconnaissance de l’autre et la volonté de partage en recherchant les bases fondamentales d’un avenir qui ne peut être que commun ainsi que le concevait la première femme à avoir reçu le prix Nobel de l’Economie en 2009, l’Américaine Elinor Ostrom, pour ses travaux sur la gouvernance des biens communs en se référant à la gestion des alpages suisses par des communautés de paysans et d’éleveurs, dès le Moyen-Age.
Ce postulat est le seul moyen de répondre aux principaux conflits qui ravagent aujourd’hui notre planète. Il ne se concrétisera qu’avec le retour du primat du politique sur l’économique et la restauration d’une confiance qui fait défaut. Pas simplement par un retour en arrière que dénonceraient immédiatement tous les participants aux Etats Unis à la campagne « No Kings ».
Mais, si l’on admet cette perspective, comment initier une telle démarche en confiant un tel projet à des élites qui ont dévoyé les fondements même de la démocratie en abandonnant - dans des domaines essentiels de la gouvernance - leur pouvoir décisionnel, à des acteurs économiques sans même déterminer les règles et les contours de ces délégations. Comment ressusciter une espérance avec des décisionnaires politiques qui furent obnubilés par les recommandations inconsistantes d’une autre Américaine, Ayn Rand, connue pour sa prétendue philosophie objectiviste, qui en totale contradiction avec la première Prix Nobel de l’Economie, a élevé l’Entrepreneur au sommet de l’édifice institutionnel et fut, de surcroît, l’instigatrice des politiques ultra-libérales et brutales de Margaret Thatcher, de Ronald Reagan et aujourd’hui du président décrié de l’Argentine.
Cette démarche exige un rééquilibrage des pouvoirs, condition absolue du bon fonctionnement d’une démocratie réinventée. Elle passe par une implication de la société civile dans les processus décisionnels tant au niveau local, national qu’international. C’est avec ces nouveaux acteurs, sans écarter les entrepreneurs, qu’il sera possible de redéfinir les objectifs de notre développement et les moyens d’y parvenir.
La tâche est imposante mais elle est incontournable comme l’est la liste des problèmes qui nous conduisent au chaos. Du seul fait de leur identification et de la volonté de les prendre en compte, l’entame de négociations sur tous ces différends redonnera du crédit aux gouvernants qui naviguent, aujourd’hui, à vue. Elle restituera subsidiairement une dignité aux responsables politiques qui ont perdu toute légitimité et ont ouvert, par leur vacuité, toutes grandes, les portes du populisme. Une telle approche peut s’inspirer du processus d’Helsinki qui dans une période extrêmement tendue entre l’URSS, Les Etats-Unis et l’Europe a permis d’aborder un nombre impressionnant de sujets et d’aboutir à autant de compromis en mettant fin à la guerre froide et en ouvrant une nouvelle ère de prospérité qui s’est étendue sur près d’un demi-siècle.
Tous ces enjeux sont autant de batailles à mener. « Une bataille après l’autre », c’est, au-delà du titre, l’esprit de la dernière séquence du film prémonitoire de Paul Thomas Anderson. Car ces batailles, que l’on le veuille ou non, restent inéluctables, n’en déplaise à toutes les tentatives d’autoritarisme ou d’appels au retour des dogmes religieux brandis par des nostalgiques d’un passé qui provoqua pourtant tant de drames.
Ces batailles ne cesseront pas car l’histoire n’est jamais finie. Elles permettront de réinitialiser les mécanismes avachis de nos démocraties, de jeter les fondements d’une mondialisation pourvoyeuse d’une vraie capacité de vivre-ensemble, de préserver nos patrimoines qui assurent notre richesse et notre diversité, de concilier les attentes de l’ensemble des êtres humains avec les capacités de notre biosphère, de développer de nouvelles institutions pour gérer les enjeux globaux en les dotant, le cas échéant, d’un pouvoir de sanctions.
Sous l’intitulé « Gen Z », ces batailles ont déjà commencé. Elles se déroulent, sous nos yeux, à Madagascar, au Sri Lanka, aux Philippines, en Indonésie, au Népal, au Maroc. Refuser de leur prêter l’attention qu’elles méritent dessert à la fois nos intérêts et la cause de la coopération internationale en différant dangereusement les chances d’une sortie de crise.
Il s’agit au contraire de chercher à les comprendre en saisissant toutes les occasions de leur faire écho avec une identique prise de conscience à l’égard de comportements dont nous savons qu’ils nous mènent au désastre. En un mot, les batailles à venir doivent nous apprendre à partager un monde qui n’appartient à personne mais qui doit offrir à toutes et à tous l’espoir inextinguible d’une opportunité d’émancipation.