Grâce à la proposition généreuse d’une amie, nous avons pu passer avec les enfants une semaine à Noël à Montreuil dans le 93. Notre appartement était situé quartier de bel air sur le haut Montreuil, il était assez éloigné du métro et lorsque nous allions sur Paris nous devions traverser une partie de la commune du Val de Marne en bus en empruntant la ligne 122. La plupart du temps, avec les enfants nous étions les seuls blancs dans des bus bondés avec cette impression curieuse de plonger dans un univers que nous connaissions bien mal.
Le contraste était frappant lorsque nous arrivions après un long trajet dans les quartiers chics de Paris aux galeries Lafayette ou aux Champs-Élysées, “les invisibles du bus” avaient disparu, remplacés par des décors féeriques fréquentés principalement par une population blanche, riche et spectaculairement consommatrice en cette période de Noël.
Chaque soir après nos visites de la belle capitale toute illuminée par Noël, nous retrouvions les visages fermés et tristes de la ligne 122. A l’opposé des fêtes légères, le 122 à soufflet portait la charge mentale du travail et celle de la vie précaire et dure de ceux qui n’avaient pas les moyens de multiplier les cadeaux ou qui n’étaient pas concernés par les fêtes de Noël étant pour beaucoup musulmans de confession.
Je revois ces deux femmes d’origine africaine assises côte à côte, elles devaient sans doute faire des ménages dans des bureaux proches de Paris et partager sans le savoir des conditions de vies similaires. La journée n’était pas finie pour elles, après le bus elles devaient rentrer chez elles pour s’occuper de leurs enfants et de leur mari, la longue litanie des obligations défilaient dans leur tête : faire les courses, préparer la cuisine, suivre les devoirs du plus petit, ranger l’appartement avant de tomber de fatigue éreintée auprès d’un mari qui devait se réveiller 4 heures plus tard pour commencer au petit matin. Je revois, ces visages d’homme immigrés algériens, tunisiens marocains, qui devaient sans doute être conducteurs de métro, chauffeurs livreurs, travailleurs intérimaires sur des postes de sécurité où à s’abîmer la santé dans des travaux durs de construction de bâtiment ou de voiries. Peut-être y avait-il parmi ces voyageurs, des infirmières ou des aides-soignantes qui travaillaient dans des hôpitaux périphériques surchargés ou des EHPAD avec des gardes de nuit et des conditions de travail effroyables.
Je revois cette fatigue ineffaçable du 122 qui marquait les visages, comme un signe de reconnaissance et de solidarité tacite. Le 122 du matin, c’était comme un départ symbolique à la guerre, à l’image de ceux qu’on envoie aux premières lignes pour combattre l’ennemi invisible de la pauvreté et de la souffrance. La chair à canon de notre confort moderne, le tribut à payer pour des vies un peu protégées. Le 122 du soir c'était celui de la résignation et de l'épuisement. Celui des aides-soignantes courbaturées d’avoir eu à déplacer ou à nettoyer des corps malades toute la journée et qui se mordent les lèvres au moment des secousses du bus pour ne pas à avoir à sentir un corps bien trop endolori. Je revois les visages de ces pères et ces mères de familles qui trimaient pour ramener de quoi nourrir à leurs enfants dans des cités dortoirs avec très peu de reste à vivre pour leurs loisirs personnels.
Quel temps s’accordaient-ils pour eux ? Pour se reposer ? Pour prendre soin de leur santé ?
Dans cette ligne 122, nous découvrions chaque matin, un nouveau cortège d’invisibles et d’essentiels ceux-là même que les médias et les politiques stigmatisaient à l’envie, que des chroniqueurs racistes et irresponsables sur Cnews ou C8 livraient à la vindicte populaire. La haine était si décomplexée désormais que sur certains plateaux de télévision des chroniqueurs zélés n’hésitaient plus à insinuer les pires explications. Si les punaises de lit sont beaucoup plus nombreuses c’est peut-être à cause des immigrés. L'arrivée des punaises sont toujours la conséquence d'un manque d'hygiène, racontait sans blêmir un des chroniqueurs fervent semeur de haine à des millions de français.
Dans ce bus, aucun sentiment d’insécurité et pourquoi diable, mais celui de découvrir un concentré de la société française qui se lève tôt et qui rentre tard… Je me faisais la réflexion que si ces Français-là s’arrêtaient de travailler d’un seul coup, la France serait en très grande difficulté. Deux années éprouvantes de Covid ont révélé à quel point leur poste avaient été indispensables, mais cela n'a servi à rien. Tous les Français terrifiés par ce nouveau virus ont loué leur noblesse, pourtant peu ont protesté devant les restrictions récentes dont ils ont été les objets à travers les dernières lois immigrations votées en décembre 2023.
Ces étrangers pauvres étaient responsables de tout. Étrangers, qu’ils soient français ou non Ils étaient désormais collectivement désignés comme de potentielles menaces à l’ordre public. Restriction des conditions d’accès à la nationalité française, Suppression de l’Aide Médicale d’État, Restriction du droit de vivre en famille via le regroupement familial, Rétablissement du délit de séjour irrégulier…. Tout sera plus dur pour eux. Cette loi indigne les humiliait comme jamais.
349 députés avaient voté sans trembler cette nouvelle loi immigration, avaient-ils oubliés leurs promesses ? Leur courage et leur abnégation en pleine période Covid ? Qu’ont-ils donc fait ces français là pour que nous les parquions ensemble dans les mêmes espaces ? Loin des centres villes définitivement blancs et protégés ? Ont-ils démérité pour que nous les obligions à faire deux à trois heures de transport en plus par jour en plus de leur travail harassant ? Sont t’ils seulement des étrangers ou des Français mis au banc de la société ?
En les voyant regroupés dans ce bus j’avais honte du triste sort qui leur était réservé. Après des années si méritantes, voilà le seul geste de remerciement que nos députés étaient capables d’inventer ? Les désigner comme des Français de seconde zone, des étrangers dont le nom était forcément lié à la délinquance, au terrorisme ? Après s’être servi d’eux pour remonter le pays, il fallait aussi humilier leur famille et briser leur descendance. Honte sur vous messieurs les députés qui avez osés voter une telle loi, d’être si ingrats, si peu reconnaissants pour ces Français-là.
Je voulais dire à ceux du bus 122 à Montreuil qui commencent à 4h00 du matin, pour nettoyer nos rues, nos vies, le cul de nos parents et les morves de nos gosses toute notre reconnaissance et notre admiration, leur dire nos excuses sincères pour tant d’ingratitude… Quel accueil, quelle solidarité pour les premiers de corvée ? Ces soient disant étrangers sont parfois bien plus français que vous autres messieurs les députés dans les valeurs qu’ils véhiculent. Beaucoup d’entre eux connaissent mieux que vous ce qui signifie la fraternité, et la solidarité car contrairement à vous, ils n’ont pas d’autres choix que celui de l’entraide.
Dans ce bus de Montreuil j’aurais voulu leur dire merci, merci pour votre courage et votre travail, car si ce pays tient encore debout c’est en partie grâce à vous. Leur dire que nous étions nombreux à avoir honte de ce vote là, mais je n’ai pas osé. Alors je me suis tu, seul avec ma honte, entourés par tous ces regards perdus qui espèrent une fois de plus, des temps meilleurs pour leurs progénitures.
J'espère seulement que cette lettre arrivera jusqu’à vous.