Dans un contexte de chômage massif et de licenciements en cascade, la récupération d’entreprise sous forme coopérative semble être le levier possible d’une réappropriation démocratique du travail. Il ne faut cependant pas oublier la difficulté d’une telle entreprise, comme en témoignent les expériences argentines. Illustration avec les travailleurs d’Indugraf, en lutte depuis deux ans pour la récupération de leur imprimerie.
Des conflits longs et durs
Le lundi 24 novembre 2008, quand les travailleurs d’Indugraf se rendent à l’atelier graphique du Parque Patricios, à Buenos Aires, ils trouvent porte close ; une pancarte leur indique que « L’entreprise restera provisoirement fermée ». Ils sont quatre-vingt dix à se retrouvés à la rue, avec plusieurs mois de salaires et de cotisations impayés, et sans la moindre indemnisation. Et ce alors que l’entreprise continuait à recevoir des commandes importantes de livres et de matériel scolaire, notamment de la part du ministère de l’éducation.
Commence alors une lutte de longue haleine, d’abord pour le paiement de leurs salaires et la défense de leurs postes de travail, puis pour la récupération de la fabrique. Alors que les ordinateurs et logiciels ont déjà été emportés dans la précipitation de la fermeture, les travailleurs décident d’occuper l’usine pour empêcher l’enlèvement des machines.
A ce jour, les tours de garde continuent. Mais ils ne sont plus que vingt-deux réunis dans la « Cooperativa Grafica Loria Limitada », fatigués par deux années de lutte. Les patrons ayant immédiatement déposé plainte contre les travailleurs occupant l’usine, les premiers mois ont été marqué par l’organisation de nombreuses manifestations de soutien contre un ordre de délogement du procureur : rassemblements devant l’usine, marches vers le ministère de l’éducation ou à le palais présidentiel, festivals de théâtre et de musique… Mais en mars 2009, quand se crée la coopérative, ils ne sont déjà plus que trente-deux, car beaucoup, qui espéraient un retour des patrons, ont cherché du travail ailleurs. A cela s’est ajouté un conflit interne avec des militants du Partido Obrero souhaitant récupérer le conflit à leur profit, et dans lequel s’est perdue beaucoup d’énergie.
Indugraf est certainement le plus long des conflits pour la récupération d’une entreprise ; ceux-ci restent néanmoins des conflits longs, la durée moyenne des occupations s’établissant à 149 jours (5 mois) pour les entreprises récupérées après 2007, ce qui ne représente pas de baisse notoire par rapport à la période antérieure. 62% des entreprises récupérées ont eu recourt à une forme d’action directe pour maintenir leur source de travail, parmi lesquelles 74% ont procédé à l’occupation de leur usine ou de leur atelier. La moitié d’entre elles ont connu une répression ou une menace de répression (la plus fréquente étant le délogement). Cet affrontement avec l’appareil d’Etat est d’autant plus problématique que c’est l’Etat qui pourra garantir la préservation du travail, au travers d’une expropriation…
Un labyrinthe juridique
La procédure judiciaire n’est de loin pas la phase la plus facile de la lutte pour la récupération. Tout au long de l’année 2009, le sort des travailleurs d’Indugraf a été suspendu à la conclusion d’un premier accord entre l’Etat et les patrons, qui permettrait de déclarer l’entreprise en faillite ou en insolvabilité. Seule une entreprise en faillite peut en effet faire objet d’une expropriation (sauf exception). La faillite est finalement prononcée en décembre 2009 et la garde légale de l’établissement est enfin octroyée aux travailleurs. Ceux-ci n’attendent plus que le juge prononce la « continuité de l’emploi » entre l’ancienne entreprise et la coopérative pour se remettre au travail.
Malheureusement, leur attente va se prolonger : à la fin du mois de mars, suite à un accord immobilier entre les anciens patrons et leurs créanciers, le juge va transformer la faillite en insolvabilité. Les travailleurs conservent la garde du bâtiment mais celui-ci continue à appartenir au camp patronal ; dans cette situation, pas d’expropriation possible. Il ne leur reste que la voie de la négociation. Un accord est finalement trouvé en septembre 2010, qui permettra – une fois signé – à la coopérative de louer la moitié de l’atelier et une partie des machines, pour enfin relancer la production…
La plupart des difficultés des entreprises récupérées sont liées à cette question de la légalité et de la propriété. La procédure suivie est toujours la même : une coopérative de travail est créée, qui peut être présentée comme sujet de la « continuité de l’emploi » devant le juge, et ainsi bénéficier d’une loi d’exonération, lui permettant de percevoir des aides publiques et de réaliser des opérations commerciales. Mais il n’existe pas de mécanisme clair permettant de réaliser ce transfert de propriété entre l’ancienne entreprise et la nouvelle coopérative, qui nécessite d’exercer une pression sur l’ensemble des pouvoirs de l’Etat (judiciaire, législatif et exécutif).
63% des entreprises récupérées ont bénéficié d’une loi d’expropriation provinciale, les autres oscillant entre des situations allant de l’occupation illégale au rachat par les travailleurs, en passant par une simple autorisation du juge de la faillite. Mais l’expropriation est une sécurité imparfaite : en effet, 81% de ces expropriations sont « provisoires ». Pour acquérir leur caractère définitif, il faut que les anciens propriétaires soient entièrement indemnisés. Or les expropriations provisoires s’éternisent dans la province de Buenos Aires, où se situent la moitié des entreprises récupérées, car le gouvernement de droite actuel refuse de payer les indemnisations votées par la législature précédente. C’est ainsi que l’on voit apparaître des « expropriations inversées » où les anciens propriétaires non indemnisés réclament leur bien. C’est le cas de l’IMPA, récupérée en 1998, qui a fait l’objet d’une violente tentative de délogement en 2008 suite à la décision d’un juge ayant déclarée « inconstitutionnelle » la loi d’expropriation…
Comment tenir ?
Face à une telle précarité, les mécanismes de solidarité s’avèrent essentiels. La démonstration en est faite par les travailleurs d’Indugraf, qui n’auraient pu tenir deux années de lutte sans soutien extérieur. Dans les premiers mois du conflit, le soutien humain s’est avéré crucial et les travailleurs ont fait appel à la solidarité des travailleurs, voisins, organisations politiques et sociales, étudiants, assemblées populaires… A cette période, le Partido Obrero a apporté une aide importante par l’intermédiaire de deux délégués syndicaux de la fabrique qui lui étaient affiliés ; accusés d’opportunisme politique par les travailleurs d’Indugraf, ils ont cependant abandonné la lutte dès mars 2009.
Par la suite, plus cruciales se sont avérées les aides financières. La première est venue du secrétariat général de la présidence de la nation, en mars-avril 2009. Puis la coopérative a obtenu un revenu d’aide solidaire de 10000 pesos (1800 euros) par mois de la part d’un syndicat, la Fédération Grafique de Buenos Aires. Une aide qui a permis de pourvoir aux nécessités de bases, couplée avec des œuvres sociales (service de santé gratuit notamment). Finalement, en avril 2010, les travailleurs ont pu bénéficier d’un programme du ministère du travail en faveur des coopératives, qui leur a octroyé un subside de 600 pesos par mois (un salaire minimum argentin s’établit aujourd’hui à 1700 pesos). Ils ont enfin reçu l’appui de plusieurs autres entreprises récupérées, en particulier l’UST (Union Solidaire des Travailleurs) qui leur a apporté une aide alimentaire.
Le cas d’Indugraf est assez représentatif des soutiens mentionnés par les entreprises récupérées après 2005. De manière générale, on observe une diminution de l’importance relative des partis politiques et mouvements sociaux ainsi que de la population locale, au profit des autres entreprises récupérées, qui apparaissent dans plus de 80% des cas, de l’Etat (65%), et surtout des syndicats (65%), alors qu’ils étaient quasiment absents en 2001-2002.
L’emprise de la nécessité
Malgré l’existence de mécanismes de solidarité, le processus de récupération n’a rien d’évident. « C’est surtout difficile pour ceux qui ont des enfants », reconnaît Veronica, la présidente d’Indugraf ; « nous avons de quoi répondre aux nécessités de base, rien de plus ». Qu’est-ce qui explique, dès lors, une telle détermination ? « Le premier motif a été qu’Indugraf nous paie ce qu’il nous devait ; la coopérative est née ensuite de la nécessité de survivre, et non d’un quelconque esprit coopératif ! Toute récupération a pour racine une nécessité extrême » répond-elle. Et pourquoi ne pas avoir cherché un travail ailleurs, comme la majorité de ses collègues ? « J’ai opté pour continuer dans la coopérative parce que je ne voulais pas laisser au juge la décision de ce que deviendrait notre atelier. Ca me semble être du travail sacrifié. Nous luttons pour notre travail ».
Ce discours est intéressant en ce qu’il mobilise deux types d’explications du phénomène de récupération. Le premier, bien connu, est celui de la nécessité. Celle-ci était particulièrement vive au plus fort de la crise de 2001-2002, lorsque les travailleurs mis sur le carreau n’avaient comme seule alternative à la récupération une aide d’Etat insuffisante à assurer leur survie. Cependant, avec le retournement de la conjoncture économique, cette nécessité a changé de nature dans la mesure où existe la possibilité de trouver un emploi ailleurs ; c’est donc une « nécessité choisie ». Apparaît alors le second type de motivation, d’ordre affectif : sentiment de révolte face à une injustice, et surtout attachement réel au travail, qui semble représenter plus qu’un simple gagne-pain.
Et après ?
Car c’est une véritable réappropriation de leur source de travail qu’entreprennent les travailleurs. Les membres de la « Cooperativa Grafica Loria Limitada » s’attendent à affronter des difficultés d’un autre ordre lorsqu’ils devront relancer la production de leur atelier. Difficultés matérielles – remise en route des machines, embauche d’une entreprise de surveillance -, difficultés administratives – autoformation, établissement d’un règlement intérieur -, difficultés humaines – va-t-on réembaucher ceux qui ont abandonné la lutte ? comment justifier des différences de salaires ? -, difficultés économiques – concurrence féroce, investissements nécessaires -… Et les deux années de lutte ont été mises à profit pour baliser le terrain !
Force est de constater que dans leur ensemble, les entreprises récupérées font preuve d’une résistance importante : seule une vingtaine a disparu de 2001 à ce jour, largement compensée par les nouvelles récupérations. Leur sort reste difficile après la reprise : un potentiel de production largement sous-utilisé, un accès difficile au crédit et aux aides d’Etat du fait du flou de leur statut juridique, une délicate insertion sur le marché… Toutefois, ces coopératives autogérées contribuent de manière indéniable à l’émancipation de leurs travailleurs, et c’est là la clé de leur détermination.