On ne s’étonnera pas que la canicule ait libéré le désir de la déambulation dans les centres villes et sur les promenades balnéaires et, à cette occasion, offert un festival de mise en liberté des corps, encore que ce soit les corps féminins qui le plus souvent sont regardés comme exhibés.
Que les plages, tout particulièrement, soient le lieu d’un ballet des tenues des plus diverses ne saurait surprendre. Depuis que les bains de mer sont le lieu par excellence de l’exhibition corporelle, les modes successives du costume de bain nous ont habitués à beaucoup d’extravagances. Quel monde entre la tenue 1900 et le bikini, jusqu’à ses versions extrêmes les plus récentes ! Que ce grand cycle puisse connaitre des va et vient et de nouveaux rebondissements, que le vêtement puisse à nouveau recouvrir les corps pour gommer les morphologies, quoi de plus recevable !
Au risque d’une mise en péril de la concorde nationale, c’est dans ce moment d’été radieux où les Français aspiraient légitimement à profiter des bains de mer, que les pouvoirs publics et la police des mœurs sur les plages ont décidé d’interdire la nouveauté de l’année, ce fameux burkini, avec verbalisation à la clé. Ainsi donné en pâture à l’ire populaire sur les plages françaises, alors qu’il fait l’objet d’une acceptation indifférente sur la Riviera italienne comme sur les côtes flamandes, il a nourri un débordement passionnel au-delà toute mesure.
Le Conseil d’Etat vient de rappeler que les arrêtés municipaux visant à bannir les burkini de l’espace public ont « porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle. »
Pourquoi ce qui aurait pu rester du bon pain pour magazine sur les « tendances de l’été 2016 » soulève t-il une question si importante ? Est-ce vraiment le fait d’entendre certains dire que « porter un burkini est un acte politique, militant, une provocation » et que « les femmes qui le portent testent la résistance de la République » ? Le fait qu’un grand nombre de nos concitoyens embraient le pas à cette outrance et sont enclins à décréter que les personnes qui font le choix d’une tenue balnéaire couvrante sont des terroristes en puissance, affichant un acte politique et un symbole de résistance, n’est bien sûr pas fait pour rassurer sur l’état actuel de la paix civile. D’autant que cette opinion infondée, qui bafoue la liberté personnelle (consacrée par l’article 4 de la déclaration des droits de l’homme de 1789) de porter l’habit de son choix, quand bien même il signale une identité culturelle ou religieuse, – aussi longtemps qu’il n’est pas en soi un acte d’agression envers autrui –, ne désarme pas en dépit du jugement sans appel du Conseil d’Etat.
En réalité, dans tout ça, le plus important est ailleurs. Et c’est JK.Rowling, l’auteure de la saga de Harry Potter, qui sans ambages le pointe du doigt. « Whether women cover or uncover their bodies, seems we're always, always 'asking for it. »[« que les femmes se couvrent ou dénudent leurs corps, il semble que nous sommes toujours, toujours responsables de l’avoir bien cherché »]. Pierre Bourdieu disait quelque chose d’approchant, il y a vingt ans, à la sortie de son ouvrage La domination masculine. « Voilà toute la contradiction de l'attente sociale envers les femmes : elles doivent être séduisantes et retenues, visibles et invisibles ». Le plus grave dans cette braise de guerre civile que les politiques attisent autour du burkini, c’est bien l’atteinte à la liberté personnelle autant qu’à l’égalité de traitement des hommes et des femmes et, plus encore, le fait que cette atteinte soit passée largement inaperçue. Dans le ballet des corps sur la plage, dont beaucoup s’affichent aussi dénudés qu’il est possible tandis que d’autres cherchent à être aussi intégralement couverts que le permet l’imagination des stylistes, on a totalement oublié de s’interroger sur le fait que cette crispation ne cible que l’oripeau féminin, et donc le corps de la femme qui fait figure d’indéboulonnable oriflamme du corps social.

Indéboulonnable oriflamme du corps social depuis des siècles
En 2016 encore, et comme si cela ne devait jamais cesser, les formes d’exhibition du corps de la femme sont l’affaire de tous, – et les autorités se trouvent autorisées à en édicter les règles –, au lieu d’être simplement et seulement le libre choix des intéressées elles même. Parviendra t-on un jour à échapper à cette mise en procès, en place publique, de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas s’agissant du corps de la femme ? Et, très précisément, de ce qui doit être dévoilé à l'envie ou bien escamoté, pour assoir le pacte des genres ?
Au « pays qui a inventé la mini jupe », comme ont cru bon de le clamer certains, on aurait dû considérer qu’il est intangible que les choix vestimentaires sont protégés par la liberté individuelle, quand bien même ces choix ont un rapport avec des postures contestataires, identitaires ou bien religieuses. La mini-jupe qui vient de fêter les 50 ans de son invention en est un remarquable symbole. Ce qu’il y a d’exemplaire dans ce morceau de tissu réduit à sa plus simple expression, c’est le pouvoir qu’il a eu d’enflammer la mode et de servir de cheval de Troie au désir d'émancipation de la femme des années soixante. Et de susciter l’adhésion franche autant que la réaction outrée. L’histoire a retenu, en particulier, le jugement excédé de Coco Chanel : « C'est affreux tout ça, c'est affreux de faire voir ces genoux », « je me suis battue (...) contre ces robes courtes. Je trouve ça indécent ».
Or la mini-jupe fournit la meilleure illustration du croisement de deux mouvements, qui sont en réalité antagoniques. D'un côté, la construction sociale de la sexualisation des corps – incarnée dans le seul corps féminin – par le biais de la mode. De l'autre, l'aspiration des femmes à se libérer des carcans conventionnels de la différenciation des sexes, en adoptant des tenues transgressives. A ce point de vue, la mini-jupe a rempli la même fonction que le pantalon : se libérer de la bien pensance imposant de couvrir sagement le genou (que défendait Coco Chanel !) dans les deux sens possibles – en libérant toute la jambe ou bien en la faisant disparaitre ! –.
Mais pour finir, les femmes restent piégées dans la contradiction, entre incarner à leur corps défendant l’image sexualisée qui leur impose le corps social, et s’en libérer, par tous les moyens, mais au prix d’être rejetées dans la provocation. Ce qu’attestent les agressions récentes contre la minijupe et le short court et les tentations dans certains pays de légiférer pour les interdire.
Il est bon de se souvenir à ce propos de ce que Michel Foucault a dit de la construction du « corps social ». Dans Surveiller et punir, qui veut dresser « une histoire des corps » couplée àune « économie politique des corps »,Foucault fait le procès de « ces techniques minutieuses (…) qui définissent un certain mode d’investissement politique et détaillé du corps [qui n’ont cessé] depuis le XVIIe de gagner des domaines de plus en plus larges, comme si elles tendaient à couvrir le corps social tout entier », dans un « effort pour ajuster les mécanismes de pouvoir qui encadrent l’existence des individus », et s’assurer une meilleure maîtrise de « cette multiplicité de corps et de forces que constitue une population » par « un quadrillage pénal plus serré du corps social ».
Il faut savoir regarder le voile, et ses avatars comme le burkini, autant au prisme de l’inventivité de l’art de l’habit qu’au travers du conflit entre contrôler les corps et s’en libérer, fonction première et non accessoire que remplit la manière de se vêtir depuis des siècles. A tel enseigne que le musée des arts décoratifs annonce une exposition, Tenue correcte exigée : quand le vêtement fait scandale, pour la fin de cette année, exposition qui « propose d’explorer les prises de libertés et leurs infractions faites à la norme vestimentaire, aux codes et aux valeurs morales, du XIVe siècle jusqu’à nos jours à travers la longue histoire de la mode ».
Nul doute que le burkini prendra place dans cette longue histoire, allégé des crispations indéfendables qu’il suscite. Comme la mini-jupe, il y a cinquante ans.