Basile.Giraud (avatar)

Basile.Giraud

Étudiant, Pigiste...

Abonné·e de Mediapart

19 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 septembre 2024

Basile.Giraud (avatar)

Basile.Giraud

Étudiant, Pigiste...

Abonné·e de Mediapart

L'ombre de “l'Anti-France, refait-elle surface ?

Dans la douce France d’aujourd’hui, où la République a toujours revendiqué le débat ouvert et la pluralité des opinions, voilà qu’un mot poussiéreux refait surface, chargée de la lourde empreinte du régime de Vichy et des heures sombres de notre histoire : "Anti-France".

Basile.Giraud (avatar)

Basile.Giraud

Étudiant, Pigiste...

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La contagion de la rhétorique

Mais voilà, qu’à l’ère de la Macronie triomphante, ce reliquat sémantique trouve un nouvel écho, repris non plus seulement par l’extrême-droite, mais aussi par des voix plus proches de l’actuel pouvoir. 

L’événement déclencheur ? Une sortie retentissante, le 13 juin dernier, d’un certain Yvenn Le Coz, figure nationale de l’UNI, mouvement étudiant aux accents très droitistes, sur le plateau toujours si "chaleureux" de Morandini Live sur CNews. Sans ciller, notre homme s’est fendu d’un « Le Front populaire devrait s’appeler 'Anti-France' ", avec la même assurance qu’un commentateur de PMU vantant la performance d’un pur-sang.

À l’instar de Daudet, qui voyait dans le Front populaire des années 30 une menace existentielle pour la France, Le Coz reprend, volontairement ou non, une rhétorique qui réactive les clivages les plus simplistes.

Ce dérapage, digne des plus belles heures de l’entre deux-guerre, où le moindre désaccord se transformait en haute trahison, n’a visiblement pas ému grand monde. Que nenni ! Voilà que l’on assiste à une véritable contagion verbale, la formule faisant florès... 

Quelques jours plus tard, le 18 juin, un autre héraut de la France assiégée, Matthieu Valet, eurodéputé du Rassemblement National, renchérit sur le plateau de L’Heure des pros sur CNews : « Le Front Populaire, c’est le front anti-France ». On en viendrait presque à fredonner l’air du refrain tant, la partition semble bien rodée.

Et si l’on croit qu’il s’agit là d’une particularité des droites extrêmes, détrompez-vous ! La Macronie ne se laisse pas distancer dans cette course à l’anathème. 

Tenez, le 12 août dernier, Prisca Thevenot, alors porte-parole fraîchement émancipée du gouvernement, s’est elle aussi essayée à l’exercice.

Devant les micros de Sud Radio, elle a fustigé la France Insoumise avec la subtilité d’un juge d’inquisition, affirmant que ce mouvement "mériterait une Médaille d’or de l’anti-France". Rien de moins, Mesdames et Messieurs ! 

Une tirade savamment concoctée, détaillant minutieusement les prétendus forfaits de LFI contre l’ordre républicain, la laïcité, et, pourquoi pas, contre les fromages qui puent, tant qu’on y est

Illustration 1
Prisca Thévenot interviewée par Jean-Marie Bordry sur Sud Radio, le 12 août 2024, dans “L’invité politique”.

Les racines d’une sémantique insidieuse

Si l'on se replonge dans les heures troublées de la France du début du XXe siècle un nom résonne avec force : celui de Jean Jaurès. Le grand tribun socialiste, ardent défenseur de la

paix, se battait contre vents et marées pour éviter l'embrasement européen qui allait plonger le continent dans l'horreur de la Première Guerre mondiale. 

Ses efforts, pour maintenir la paix, pourtant empreinte d’un profond patriotisme, lui valurent d'être violemment attaqué. Les nationalistes de l'époque n'hésitaient pas à le qualifier d' « Anti-France », terme dont l’écho se faisait entendre à travers les colonnes des journaux et les discours enfiévrés.

En 1913, Charles Maurras, l’une des figures de proue de l’Action française, n'hésitait pas à écrire dans L'Action Française que Jaurès « incarnait les forces de l’Anti-France, prêt à livrer notre patrie aux mains de l’étranger ». Quelques mois avant son assassinat, Jaurès était ainsi devenu le symbole de cette « trahison » fantasmée par une droite qui voyait dans le pacifisme une menace mortelle pour la nation.

Un siècle plus tard, les relents de cette rhétorique empoisonnée continuent de hanter la vie politique française. L'usage du terme "Anti-France", jadis réservé aux pamphlétaires d'extrême droite, s'invite à nouveau dans le débat public. 

En 1935, Léon Daudet, un autre pilier de l’Action française, écrivait : « Les Juifs, les Francs-maçons, les Communistes, tous ces ennemis intérieurs forment un bloc compact d'Anti-France ». Ce discours d'une extrême virulence, qui faisait des dissidents les responsables de tous les maux du pays, n’est pas sans rappeler certaines déclarations actuelles.

Un retour inquiétant de “L'Anti-France” comme outil de polarisation ?

Alors, comment comprendre cette résurgence d’un terme aussi lourdement connoté ? Simple effet de mode ou symptôme d’un mal plus profond ?

Derrière ces invectives, certains y verront un retour de manivelle nostalgique des heures sombres, où l’on divisait les citoyens en bons Français et en traîtres à la patrie. Pour d’autres, il ne s’agirait que d’un habillage de rhétorique, un moyen facile de discréditer l’adversaire sans avoir à s’embarrasser d’arguments de fond. 

Quoi qu’il en soit, le terme "Anti-France" semble bien avoir échappé au purgatoire historique pour hanter nos tribunes médiatiques et parlementaires.

Pour mieux comprendre la résurgence contemporaine du terme "Anti-France", il est éclairant de se pencher sur les travaux de l'historienne française Annie Lacroix-Riz, spécialiste des régimes autoritaires et des mouvements extrémistes. 

Dans son ouvrage De Munich à Vichy. L’assassinat de la Troisième République, I938-I940, Lacroix-Riz explore comment la rhétorique de l'Anti-France a été employée pour construire une vision dichotomique de la société, typique des régimes autoritaires. Elle explique que ce terme, qui désignait jadis les ennemis internes du régime de Vichy et les dissidents de la Troisième République, fonctionne comme un outil de polarisation. 

“En attribuant à certains groupes le label d' « Anti-France », les régimes autoritaires cherchaient à créer une distinction nette entre les "bons" citoyens et les "traîtres", facilitant ainsi la stigmatisation et la répression des opposants.”

Illustration 2
Tract collaborationniste de février 1944, reprenant au recto lʼAffiche rouge et dénonçant au verso « Le complot de lʼAnti-France »

Lacroix-Riz argumente que ce mécanisme est toujours d'actualité, notamment dans les périodes de crise où les leaders politiques, en quête de légitimité ou en difficulté, recourent à la rhétorique de l'Anti-France pour mobiliser leurs bases électorales et détourner l’attention des problèmes structurels. 

En réactivant ce terme, les acteurs politiques contemporains, qu'ils soient à l'extrême droite ou au sein du gouvernement, exploitent encore les préjugés, crée la peur pour polariser le débat public afin de tenter de renforcer leur pouvoir. 

Ce retour à des schémas de pensée simplistes et clivants témoigne d’une tendance inquiétante à la manipulation de l’histoire pour des fins politiques immédiates, en méprisant la complexité des enjeux contemporains.

Que dire alors de cette drôle de réincarnation, si ce n’est qu’elle rappelle tristement à quel point l’histoire peut être instrumentalisée, au mépris de la décence, de tout humanisme, de nuance et d’esprit critique ?

Les fantômes de Boulanger à Vichy n’ont visiblement pas fini de rôder dans les couloirs de la République.

Reste à savoir si nous serons capables, un jour, de l’exorciser pour de bons, ou si nous continuerons à jouer avec ces vieilles lunes, au risque de sombrer, une fois de plus, dans les abjectes facilités de la division et de la peur. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.