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Billet de blog 9 octobre 2025

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Quand la SGM épouse Shein, le commerce se tire-t-il une balle dans le pied ?

Sous prétexte de « revitaliser les centres-villes », la SGM s’allie à Shein, empire du jetable. Ce pacte illustre un système qui oppose travailleurs et consommateurs tout en les soumettant aux mêmes chaînes. Derrière la promesse d’innovation, s’étend le vide marchand : une modernité factice où le commerce français creuse, sous lumière LED, la tombe de son propre sens.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le mariage entre la Société des Grands Magasins (SGM) et Shein n’a rien d’un accident industriel. C’est un symptôme, presque un aveu, celui d’un système marchand arrivé au point où son absurdité devient sa seule logique. 

En accueillant le géant chinois de la fast fashion dans les murs du BHV et dans ses Galeries Lafayette de province, la SGM ne se contente pas de vendre des mètres carrés à bas prix, elle met en scène la guerre froide entre deux figures qu’on prétend opposées le travailleur et le consommateur alors qu’ils sont les deux faces d’une même dépossession.

L’illusion d’un “commerce qui se réinvente” ?

Tout avait pourtant le ton feutré des bonnes grandes manœuvres financières. Depuis juin, la SGM négociait avec la Banque des Territoires pour créer une foncière commune et racheter les murs du BHV Marais, propriété des Galeries Lafayette. Montant de l’opération : 300 millions d’euros.

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© BHV

Mais le 8 octobre, la Banque, filiale de la Caisse des Dépôts, a coupé les ponts, après avoir appris par voie de presse que la SGM venait de s’allier à Shein. Motif officiel invoqué un “modèle économique incompatible avec nos valeurs”. Lire le communiqué.

Ce geste de rupture a tout d’un réflexe d’hygiène institutionnelle. Mais il ne cache qu’à demi-mot la vérité du moment, l’économie française, si prompte à brandir l’étendard de la “transition responsable”, se trouve pieds et poings liés à la logique qu’elle prétend combattre.

La Banque des Territoires veut du durable, la SGM veut du rentable ; mais toutes deux partagent la même croyance dans la croissance sans fin, ce vieux mythe qui transforme chaque désastre en opportunité.

Le théâtre des contradictions

D’un côté, les marques “vertueuses” s’indignent, Figaret, Armor Lux, APC, Odaje, Cabaïa… elles désertent les rayons du BHV, jugeant “inconcevable” de cohabiter avec un acteur accusé d’exploitation et de fraude. De l’autre, la SGM revendique “un modèle innovant” censé revitaliser les centres-villes.

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Des pop-up store Shein avaient déjà ouvert temporairement, comme ici à Dijon au mois de juin dernier. © Crédit photo : ARNAUD FINISTRE / AFP

Chacun joue son rôle : le “patron responsable”, le “fournisseur éthique”, “l’investisseur prudent”. Et pourtant, tous participent à la même mécanique : production à flux tendu, travail externalisé, obsolescence accélérée, valorisation boursière maquillée en stratégie sociale.

Shein n’est pas une anomalie, c’est la vérité nue du système. Les autres font la même chose, mais avec un discours plus élégant.

Ce que cette affaire met à nu, c’est l’absurdité de la concurrence généralisé, la prolétarisation mondiale, rebaptisée “efficacité”. La “liberté du consommateur”, devenue la servitude de chacun. Et l’État, arbitre supposé, réduit au rôle de commentateur moral de son propre désastre.

Le mythe du consommateur souverain

Ce qui s’effrite ici, ce n’est pas seulement un modèle commercial, c’est bien l’idéologie qui l’a rendu possible. Depuis quarante ans, on nous répète que le consommateur a du pouvoir. Qu’il “vote avec son porte-monnaie”. Mais dans le monde de la SGM et de Shein, le consommateur n’a plus de choix, il ne fait que réagir à des injonctions qu’il finance lui-même.

On l’exhorte à “acheter responsable” pendant que les salaires stagnent et que les loyers explosent ; on l’encourage à “faire attention à la planète” pendant que les circuits de production dépendent du kérosène et du plastique. La conscience écologique devient un produit dérivé.

Le travailleur chinois, épuisé à coudre des t-shirts à la chaîne, et le client parisien, sommé de “consommer mieux”, sont pris dans la même contradiction : l’un produit ce que l’autre s’achète comme illusion de liberté. L’économie moderne repose sur cette opposition feinte, faire croire que le problème vient des comportements, jamais des structures.

Du Marais à la province, l’expansion du vide

Car le projet Shein ne s’arrête pas là. Le modèle sera répliqué à Angers, Dijon, Grenoble, Limoges et Reims, cinq villes moyennes transformées en laboratoires du néant marchand. 

Là où l’on parlait jadis vaguement d’aménagement du territoire, on parle désormais de “revitalisation des flux”. Le commerce devient une géographie de la rotation, où chaque ville n’est qu’un entrepôt déguisé, chaque rue un couloir logistique.

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Boutique éphémère Shein sur Oxford Street, dans le centre de Londres. - A. Suemori/Shutter-stock/SIPA

L’ironie ultime, c’est que ce modèle de “revitalisation” ne crée aucune vie, il accélère simplement la circulation du capital. Les emplois sont précaires, les produits sans mémoire, les bénéfices volatils. C’est l’économie du vide, habillée du lexique de la modernité.

Le sens englouti

Le capitalisme marchand n’a plus besoin d’être cynique, il est sincèrement convaincu de bien faire. Il vend du progrès, de la transition, de l’expérience. Mais derrière ces mots, il ne reste qu’une chose : la logique comptable, qui s’impose partout, jusque dans les discours qui prétendent la corriger.

Le BHV, Shein, la SGM, la Banque des Territoires tout ce petit monde, chacun à son étage du grand magasin du capital, partage la même foi, celle du mouvement pour le mouvement, de la circulation comme dogme. Tant que ça tourne, que ça s’achète, que ça s’écoule, c’est que ça vit non ? 

On ne compte plus les bilans carbone, les emplois perdus ni les illusions vendues, tout est soluble dans la rotation du chiffre d’affaires. La marchandise a remplacé la valeur, le flux a supplanté le sens, et la vitesse fait office de vertu.

Mais le culte du “toujours plus” a ses saints martyrs, les salariés qu’on presse jusqu’à l’os, les consommateurs qui s’épuisent à “profiter” de leurs soldes permanentes, les villes qui se vident à force d’être “revitalisées”. L’économie moderne ressemble à un hamster sous amphétamine, courant dans sa roue en proclamant qu’il avance. Et pendant qu’on baptise cela “innovation”, notre planète s’enfonce dans une mélancolie de hangar.

Alors oui,quand la SGM épouse Shein, ce n’est pas un modèle économique qui s’effondre c’est notre humanité qui se regarde mourir sous néons froids, dans la vitrine d’un monde qui ne sait plus distinguer la croissance de la décomposition. Et pendant que les uns comptent les parts de marché, les autres comptent les heures sup. Tout circule, rien ne s’élève.

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