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Quelques lignes aujourd'hui sur un sujet sérieux, qui a également le mérite de nous offrir un pas de côté en plein débat (ô combien essentiel !) sur la réforme des retraites : le monde perd ses couleurs.
Pour commencer, je vous demande de vous replonger dans la maison de votre enfance, celle de vos parents, de vos grands-parents, d’une tante ou autre... bref, l’une de ces maisons où se sont écrites vos plus belles parties de cache-cache, et dont le souvenir, 20 ou 30 ans plus tard, vous renvoie toujours à l’esprit cette odeur de tarte à l’abricot dans le four, ces lumières clignotantes du sapin de noël, cette planche du parquet qui grince sous les pas de la gamine ou du gamin que vous étiez, qui, doucement, sortait du lit pour aller boire son bol de chocolat au lait devant les dessins animés, ainsi que la froideur du carrelage de la cuisine et cette odeur de clope, diffusée dans tout le salon par cette grand-mère qui fumait, fumait, fumait, autant qu’elle aimait, sûrement, tendrement, l’enfant que vous étiez.
Maintenant que l’ambiance est posée, imaginez-vous visitant cette maison, passant d’une pièce à l’autre, et montant l’escalier. Par ici, le sanibroyeur de la salle de bains, qui celui qui réveillait toute la maison si quelqu’un était pris d’une envie dans la nuit (et c’était souvent vous), et par ici les chambres. La première est tapissée d’un papier bleu clair, la seconde arbore des motifs ronds aux couleurs orange et châtaigne, et la dernière, remplie de posters des meilleurs groupes des années 70, revêt encore fièrement la peinture rouge, un peu décolorée avec le temps, que votre père avait choisie dans ses années adolescentes.
Revenez maintenant au monde d’aujourd’hui, et observez votre appartement. Puis celui de vos amis, et peut-être celui de vos enfants. Et comparez. Vous y verrez du blanc, du taupe, quelques gammes de gris. Bien sûr, ici ou là, une touche de couleur, mais pas beaucoup… mais alors, où sont donc passées toutes ces belles couleurs ?
Le monde perd ses couleurs !
Voilà donc le sujet : le monde perd ses couleurs. Dans vos maisons, sur vos vêtements, sur vos appareils électroniques… les couleurs disparaissent peu à peu. Jusqu’à vos voitures ! Dans les années 50 et 60, 3 voitures sur 4 étaient dans les tons verts, rouges ou bleus. Aujourd’hui, ces mêmes 3 voitures sont blanches, noires ou grises.

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Une étude anglaise s’est penchée sur la question, analysant les photographies de plus de 7000 objets de tous types, pour en étudier la forme et surtout les couleurs. Le graph ici présent vous donne un aperçu du résultat, mais je vous le résume un peu plus en détail : alors qu’autour de 1800, la grande majorité des objets sont dans des tons colorés tirant vers l’acajou, le marron, le rouge et le jaune, et plutôt sobres, alors que le bleu et le vert surgissent entre les années 20 et 40, que le rouge vif prend de plus en plus de place autour des années 60 et 70, la tendance est indéniable des années 80 à aujourd’hui : le blanc, le gris et le noir s’imposent de plus en plus sans discontinuer pendant 40 ans, jusqu’à dominer largement aujourd’hui.
L’évolution de la couleur de certains objets pris individuellement confirme d’ailleurs la tendance globale. Par exemple, le téléphone : alors qu’il est passé par de nombreuses couleurs et des tons plutôt clairs entre les années 60 et la fin des années 80, le sombre, le noir et le gris ont clairement pris le dessus dans les années 90, jusqu’à l’avènement des smartphones, tous noirs à peu de choses prêt.
Alors pourquoi ? Pourquoi le monde perd-il ses couleurs ?
D’abord, il est indéniable qu’il existe des cycles dans l’univers de la mode et du design. Et il n’est d’ailleurs pas nouveau que le noir est un symbole de l’élégance : pensez à la petite robe noir de Coco Channel. Ainsi va la mode : ça s’en va… et ça revient. Car si l’on pense au WoodStock Festival ou aux années Disco, par exemple, les pattes d’eph jaunes ou bleus viennent à notre esprit autant que les lignes de basse endiablées de l’époque.
En vérité, l’explication se trouve plutôt ici : les couleurs disparaissent du fait de la mondialisation. Je m’explique : les grandes entreprises mondialisées voulant plaire partout dans le monde, elles doivent séduire des consommateurs aux cultures variées, aux codes parfois totalement contraires et aux goûts pas nécessairement semblables. Dans ce cadre, la couleur devient un piège à éviter… et les tons plus sobres, plus neutres, font office de compromis pour plaire à tout le monde. C’est ainsi que votre smartphone est noir, que vos cafés tendance beaucoup trop chers sont vendus dans des gobelets blancs, que vos ordinateurs sont gris et que vos baskets sont blanches. Tout comme ils le sont pour un consommateur américain, japonais, indien ou australien.
Bien sûr vous me direz, et vous aurez raison, que la publicité et les écrans confrontent nos yeux et notre regard à de nombreuses couleurs. Mais elles ne sont que des touches, ponctuelles, partielles, dans un océan de sobriété. Et c’est ainsi d’ailleurs que certaines marques font de la couleur une identité, un paramètre immédiatement identifiable.
Pour autant, le constat est là : le monde perd ses couleurs.
Le capitalisme détruit (aussi) les couleurs
Ce qui d’ailleurs pose problème : d’abord, parce que cette culture mainstream qui uniformise le monde sous les logos des grandes marques en faisant la part belle au sobre et au compromis marketing, peut laisser craindre la perte des cultures et des traditions locales, de leurs couleurs, de leurs codes… et donc de leur sens.
Ensuite, parce que les couleurs ont un impact sur notre équilibre psychique et sur notre humeur. Les couleurs chaudes provoqueraient ainsi chez nous des émotions excitantes, alors que les couleurs froides, sans surprise, seraient porteuses de calme et de tranquillité. Sans oublier que l'homme est avant tout un animal, et que dans la nature, les couleurs nous servent de repères, d’indices et de clefs de compréhension du monde qui nous entoure.
Que penser, alors, d’un monde sans couleurs ? Faut-il y voir une société en perte de sens, en perte de diversité culturelle ? Quoi qu’il arrive, vous saurez maintenant dans votre lutte contre le système capitaliste que ce dernier vous prive même, lentement mais sûrement, des couleurs du monde qui vous entoure. Une bonne raison supplémentaire, s’il en fallait une, pour s’y opposer radicalement.
Pour conclure, et parce qu’il fallait bien en parler quelque part, je nous souhaite à toutes et tous que les rues soient pleines de monde contre la réforme des retraites… mais pas forcément “noires de monde”... disons rouge ! Et que le blocage dure jusqu’au retrait !
Bastien PARISOT