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Billet de blog 16 mai 2013

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Les crises au Moyen-Orient au menu de la visite d'Erdoğan à Washington

Globalement bonnes et occupant une place considérable dans la politique américaine au Moyen-Orient, les relations turco-américaines ont tout de même régulièrement connu des tensions voire des crises aigues. La dernière mésentente en date a été celle de 2003, quand la Turquie s’est désolidarisée de son allié américain dans son invasion de l’Irak. Avec l’administration Obama, les relations ont connu une nette amélioration, à tel point que le président Obama a vanté les mérites de la Turquie, qu’il a érigée comme un modèle pour le monde arabo-musulman.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Globalement bonnes et occupant une place considérable dans la politique américaine au Moyen-Orient, les relations turco-américaines ont tout de même régulièrement connu des tensions voire des crises aigues. La dernière mésentente en date a été celle de 2003, quand la Turquie s’est désolidarisée de son allié américain dans son invasion de l’Irak. Avec l’administration Obama, les relations ont connu une nette amélioration, à tel point que le président Obama a vanté les mérites de la Turquie, qu’il a érigée comme un modèle pour le monde arabo-musulman.

Toutefois, en mai 2010, les deux pays ont à nouveau été en désaccord, cette fois sur l’Iran et son programme nucléaire. Le fossé demeure aussi important entre Ankara et Washington dans leurs visions respectives des autres dossiers importants au Moyen-Orient, comme sur l’épineuse crise syrienne ou la crise politique en Irak, qui oppose le gouvernement central de Bagdad au pouvoir autonome kurde de Erbil. De même, le renouveau du dialogue turco-israélien, après trois ans de rupture diplomatique, ne semble pas avoir le même sens pour les Turcs et les Américains.

Ces quatre dossiers, Syrie, Iran, Irak et relations turco-israéliennes, seront sans doute les principales questions qui domineront le programme du premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, qui vient en visite à Washington le 16 mai, pour la 15e fois depuis qu’il est au pouvoir en Turquie. Réduire la divergence de points de vue entre les deux pays sur ces épineux dossiers sera sans doute l’objectif principal de cette visite.

Syrie : La crise qui ne cesse de s’aggraver en Syrie est sans aucun doute la question qui préoccupe le plus la Turquie, tant pour des raisons de politique intérieure qu’extérieure. Pendant les six premiers mois de la crise en Syrie entre mars et août 2011, la Turquie a multiplié ses efforts pour convaincre le président syrien de faire des réformes. Or Bashar al-Assad a refusé toute solution de compromis et opté pour une répression aveugle, obligeant la Turquie à changer radicalement sa position, pour devenir un des pays les plus engagés en faveur du départ du président syrien. Or le régime syrien s’est montré étonnamment performant dans sa résistance, grâce à son aptitude à diviser ses opposants dans le pays, mais aussi la communauté internationale dont certains membres veulent son départ, d’autres non.

Cette aggravation de la crise syrienne, devenue guerre civile, affecte durement la Turquie. Economiquement, les réfugiés syriens en Turquie, dont le chiffre approche les 300 000, commencent à être un fardeau. Par ailleurs, la guerre en Syrie affecte négativement l’économie turque, notamment dans cette région frontalière qui vivait du commerce avec la Syrie et les autres pays de la région. Sur la vie politique intérieure turque, la crise syrienne n’est pas sans conséquences, elle divise la classe politique turque, et même la société, en deux camps, ceux favorables à une attitude ferme vis-à-vis du régime syrien, et les autres, qui pour des raisons spécifiques, ne veulent pas que la Turquie se mêle de ce qui se passe en Syrie. La crise syrienne, devenue sectaire et confessionnelle, menace d’atteindre la Turquie, où la ligne de clivage entre majorité sunnite et minorité alévie (pourtant différente des alaouites de Syrie) devient de plus en plus apparente.

La crise syrienne a aussi renforcé la guérilla kurde en Turquie, obligeant Ankara à engager un vrai dialogue avec le PKK, un dialogue encore fragile et qui peut être menacé par l’aggravation de la crise syrienne. En matière de politique régionale, la crise syrienne oblige la Turquie à adopter une position belliciste qui détériore son image et porte atteinte à un soft power turc qui se développait dans tout le Moyen-Orient à la faveur des printemps arabes. Ainsi, le plus grand vœu d’Ankara est de voir cette crise syrienne réglée au plus vite, avec une Syrie aux frontières actuelles maintenues, un pays stable permettant à la Turquie de retrouver la situation d’avant crise.

La Turquie pense que le départ de Bachar est inévitable et qu'il sera la solution à tous les problèmes de la Syrie. Elle ne cesse de demander, depuis le début de la crise, un plus grand engagement à son allié américain pour faire sortir le pays du chaos et soulager les pays voisins. Il est à peu près certain que le premier ministre turc demandera au président Obama des mesures concrètes pour faire tomber le régime de Bachar, comme armer les rebelles afin qu’ils puissent vaincre la résistance du régime syrien.

Or la position américaine sur la Syrie est complexe et différente. Même si l’administration a clairement exigé la fin du régime de Bachar, elle est depuis le début réticente à une intervention militaire et même à armer les rebelles syriens pour plusieurs raisons. Une intervention militaire sans l’aval des Nations Unies était et demeure inimaginable pour les Etats Unis, surtout dans un contexte de désengagement militaire américain en Afghanistan et en Irak. De plus, l’aggravation de la crise, devenue guerre civile et confessionnelle rend l’administration plus réticente à intervenir, y compris sous forme de soutien militaire aux rebelles. Le renforcement des éléments djihadistes dans la révolte syrienne, notamment le Jobhat al Nusra dont les liens avec al Qaeda sont connus, ne fait que renforcer l’hésitation américaine à armer les rebelles, car il y a toujours le risque, selon Washington, que ces armes finissent par tomber dans les mains des djihadistes, ceux-là même qu’elle combat sur d’autres terrains du monde, en Afghanistan, au Yémen, etc.

Pour l’administration américaine, la ligne rouge à ne pas franchir par le régime de Bachar al Assad et qui signifierait un changement d’attitude des Etats-Unis est un éventuel recours à des armes chimiques par l’armée syrienne. Le débat tourne à l’heure actuelle sur cette question, de savoir si oui ou non le régime a utilisé des armes chimiques dans sa guerre contre les rebelles. A vrai dire, même s’il s’avérait de manière incontestable que le régime a franchi cette ligne rouge, il n’est pas certain que l’administration américaine serait pour autant persuadée que l’usage de la force réglerait le problème syrien et c’est justement là que réside le principal point de divergence entre Ankara et Washington. En effet, pour la Turquie il y a le sentiment que le départ de Bachar signifiera la fin de la crise syrienne. Or pour Washington, et hélas la situation sur le terrain semble lui donner raison, le départ de Bachar ne mettra pas fin à la violence car la confessionnalisation du conflit, la polarisation entre plusieurs camps selon des logiques de solidarités ethniques ou religieuse, puis les intérêts divergents des pays de la région font que la violence en cours ne s’arrêtera pas avec la chute de Bachar. Comment réduire ce fossé entre la vision turque et américaine sera sans doute la principale tâche de la rencontre entre Obama et Erdoğan et à vrai dire la solution n’est pas entre leurs mains, elle est quelque part en Syrie où elle dépend de l’évolution des rapports de forces entre les différents protagonistes qui s’affrontent.

Irak : Le fossé entre la Turquie et les Etats-Unis est sans doute encore plus apparent, et tout porte à croire qu’il s’amplifiera dans les mois à venir, à moins que les deux pays arrivent à coordonner leurs politiques. A l’origine du désaccord entre Ankara et Washington se trouvent les mauvaises relations entre la Turquie et le pouvoir central irakien depuis plusieurs années, dont les raisons sont multiples. En tout premier lieu, pour des raisons confessionnelles. Les premiers ministres des deux pays, Maliki et Erdoğan, se reprochent mutuellement de faire du sectarisme, une sorte de mini guerre froide religieuse, chiite/sunnite, qui à vrai dire touche la plupart des pays du Moyen-Orient qui ont tous été à des degrés divers affectés par la confessionnalisation de la crise en Syrie.

Mais le fonds du désaccord entre Ankara et Washington concernant l’Irak porte sur le Gouvernement autonome kurde d’Irak, et plus précisément sur les relations privilégiées qu’Ankara est en train de tisser avec Arbil. Grande consommatrice de produits énergétiques, la Turquie traite directement avec Arbil pour acheter du pétrole kurde et, plus que ça, prévoit de construire un pipeline entre la région kurde et la Turquie pour exporter le pétrole kurde via la Turquie. Or, ce deal en cours provoque la colère de Baghdâd qui considère cet accord comme une violation de la Constitution irakienne selon laquelle les contrats pétroliers doivent être approuvés par le pouvoir central. Pour Bagdad, le comportement de la Turquie est inacceptable car en négociant directement avec Arbil, elle tire l’autonomie kurde vers une certaine indépendance et à terme elle contribue à la partition de l’Irak. Sur ce point, les Etats-Unis sont tout à fait sensibles aux arguments du gouvernement central irakien, et craignent que cette partition en cours, couplée avec d’autres raisons, ne pousse le régime irakien dans les bras de son voisin iranien, un scénario catastrophe qui a déjà commencé quand on sait les affinités idéologiques entre le gouvernement Maliki et son voisin iranien.

La rencontre entre Obama et Erdoğan va très certainement évoquer cette question irakienne, et le président américain demandera très probablement à la Turquie de mener une politique plus équilibrée entre Bagdad et Arbil. Mais pour la Turquie une coopération approfondie avec les Kurdes d’Irak est essentielle, et à vrai dire elle dépasse la question pétrolière. Cette lune de miel entre Ankara et Arbil est aussi liée à la question kurde, les bonnes relations avec Arbil permettant à Ankara de communiquer indirectement avec les Kurdes de Syrie qui représentent une nouvelle force politique, même si Bachar al Assad parvient à se maintenir au pouvoir. Mais surtout, la bonne coopération avec Arbil est aussi pour Ankara un moyen de donner au processus de paix en cours avec les Kurdes de Turquie de meilleures chances de réussite. En effet, les négociations en cours, historiques, entre les autorités turques et les rebelles du PKK pour le retrait de ces derniers du territoire turc, préalable à une solution politique, ont de meilleures chances d’aboutir si Ankara a de bonnes relations avec Arbil. Cela pour une seule raison, les rebelles du PKK qui se retirent du territoire turc s’installent en Irak, dans la région kurde, et il est à parier qu’Ankara va négocier avec Arbil l’intégration éventuelle de ces militants dans ses structures de sécurité.

La marge de manœuvre risque d’être étroite entre Erdoğan et Obama sur cette question lors de leur prochaine rencontre.

Iran : Sur la question iranienne la divergence de points de vue entre la Turquie et les Etats-Unis concerne le programme nucléaire iranien. En effet, les deux alliés ont vu leurs relations se détériorer à cause de cette question quand en mai 2010 la Turquie et le Brésil ont proposé à la communauté internationale de jouer un rôle intermédiaire pour désamorcer la crise. Le désaccord turco-américain a été plus visible et choquant pour les Etats-Unis quand la Turquie, le 9 juin 2010, a refusé de voter avec ses partenaires occidentaux les sanctions contre l’Iran pour l’obliger à abandonner son programme nucléaire. Certes les choses se sont un peu améliorées depuis que la Turquie a accepté le déploiement sur son territoire du missile de l’OTAN mais, là aussi, au sommet de Lisbonne, elle avait obtenu qu’il ne soit pas mentionné que ce missile est orienté contre l’Iran.

Trois ans après cette crise, la Turquie semble avoir compris la nécessité d’être plus ferme avec l’Iran, notamment parce que les printemps arabes, et plus spécifiquement la crise syrienne, ont ravivé la rivalité turco-iranienne. Toutefois, pour Washington, et il est à prévoir que cela sera discuté entre Obama et Erdoğan, il est problématique que malgré les sanctions, les relations économiques entre la Turquie et l’Iran se développent considérablement. En effet, le nombre d’entreprises iraniennes implantées en Turquie a crû d’une manière spectaculaire. En 2002 il y avait 319 compagnies iraniennes en Turquie, mais ce nombre est passé à 1470 à la fin de l’année 2010, puis à 2072 en 2011. Par ailleurs, et sans doute plus grave pour les sanctions voulues par les occidentaux, la Turquie joue, volontairement ou non, un rôle essentiel dans la stratégie iranienne de contournement des effets des sanctions. Plus précisément, la banque Halk Bank, qui est à 75 % publique, jouerait un rôle d’intermédiaire entre l’Iran et d’autres pays pour la vente de pétrole iranien.

En résumé, l’administration américaine est consciente qu’Ankara, tout en ayant accepté sur le plan militaire – déploiement du bouclier anti missile de facto contre l’Iran – de participer avec ses alliés occidentaux à mettre la pression sur l’Iran, continue de coopérer économiquement avec ce pays, ce qui réduit les effets des sanctions. L’objectif de Washington sera d’inviter la Turquie à participer plus efficacement à ces sanctions, mais cela parait difficile car de tous les temps les relations économiques entre l’Iran et la Turquie ont été bonnes, et ce sont mêmes ces considérations économiques qui ont permis aux deux pays d’avoir des relations stables malgré le fossé idéologique qui oppose les deux pays depuis 1979.

Israël : La Turquie et Israël, deux alliés de poids des Etats-Unis, ont souvent été pressentis par les policy makers américains comme les piliers de la politique américaine au Moyen Orient. Et c’est effectivement sur ces deux alliés que l’Amérique voulait s’appuyer pour bâtir un Moyen Orient durablement stable et en paix. Or, la rupture entre ces deux alliés, signifiée par le one minute show du premier ministre Erdoğan à Davos en janvier 2009, mais surtout par l’incident de la flottille Mavi Marmara qui a couté la vie à 9 citoyens turcs a très sérieusement compromis les chances de réussite de cette stratégie américaine. Pour le second mandat de l’administration Obama, il était essentiel de réconcilier ces deux alliés, pour mieux faire face aux nombreux défis qui l’attendent au Moyen Orient, à commencer par la crise syrienne, et peut-être la relance du processus de paix israélo-palestinien. Et c’est à ce titre que John Kerry et Barack Obama en personne ont commencé à marquer de sérieux points dans cette réconciliation puisque, sous la pression des Etats-Unis, Israël a accepté de satisfaire la quasi-totalité des exigences de la Turquie : présentation officielle d’excuses à la Turquie, paiement de compensation pour les familles des victimes et fin ou allègement du blocus de Gaza. Il s’agit là incontestablement d’un très bon départ pour la réconciliation entre la Turquie et Israël, dont le mérite et le succès sont à attribuer au couple Obama-Kerry. Toutefois, transformer ce début de rapprochement en véritable réconciliation, objectif des Etats-Unis qui sera probablement abordé lors de la visite d’Erdoğan, est loin d’être gagné, tant sont nombreuses les embûches devant la restauration des bonnes relations diplomatiques entre Ankara et Tel Aviv.

Premièrement, comme il l’a prouvé dans son discours prononcé à Vienne le 1er mars dernier, dans lequel il assimilait le sionisme à un crime contre l’humanité, comparable au fascisme, le premier ministre turc est loin de renoncer à la rhétorique anti israélienne. Celle-ci lui est bénéfique dans sa politique intérieure, car en Turquie il y a un consensus général, de la gauche aux nationalistes et islamistes, toutes tendances confondues, pour adopter une politique de fermeté vis-à-vis d’Israël. Cette intransigeance vis-à-vis d’Israël ne fait qu’augmenter sa popularité, comme l’a montré la réaction de l’opinion publique turque, qui a vu ces excuses comme la restauration d’une certaine fierté nationale. De la même manière, en politique régionale, cette fermeté est un message envoyé à l’Iran, sérieux rival de la Turquie pour la suprématie régionale. Et c’est sans doute pour cela, pour marquer encore plus de points en politique intérieure et en politique régionale que le premier ministre turc dit vouloir se rendre à Gaza, en dépit des pressions américaines pour qu’il y renonce.

Deuxièmement, et on l’oublie souvent, les traditionnelles bonnes relations entre la Turquie et Israël étaient en Turquie voulues surtout par l’armée qui était jusqu’à récemment l’acteur politique le plus important, certes à l’ombre, mais quand même le plus influent dans la définition générale de la politique extérieure turque très largement basée sur le principe de sécurité. Or depuis le milieu des années 2000, l’armée turque observe avec résignation l’emprisonnement de nombre de ses hauts cadres, sans pouvoir émettre la moindre résistance.

Pour ces deux raisons, il sera sans doute bien difficile à Barack Obama de convaincre son homologue turc de restaurer les excellentes relations turco-israéliennes d’antan. Un moyen d’y arriver peut-être sera la crise syrienne, dont l’aggravation est un vrai cauchemar pour la Turquie, et un cauchemar auquel la Turquie ne peut mettre fin sans l’aide de son grand allié américain.

En conclusion, la visite d’Erdoğan aura pour objectif de réduire autant que possible le désaccord qui existe entre la vision turque et américaine des principaux problèmes de la région. La tâche sera rude car ce fossé est en réalité plus profond qu’on le pense. Mais Erdoğan fera sans doute preuve de souplesse, tant il a besoin de l’aide de son allié américain pour résoudre les grands problèmes de la région. Car sans résoudre ses problèmes, il lui sera plus difficile de réussir son prochain objectif politique, devenir le prochain président de la République turque. 

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