La chanson sociale, comme mobilisation de capital ethnique et social
Le chanteur Bernard Lavilliers propose une mise en récit du monde révoltée, qui fait salle comble depuis le début de la tournée 2022. La chanson, telle que la conçoivent les anarchistes, dont Lavilliers se revendique, n’a pas pour objet de frapper les imaginaires pour pousser les individus à l'action mais elle vise toujours à former les esprits, à faire des hommes des sujets conscients et réflexifs. Elle ne saurait se limiter à exhorter, à revendiquer. En tant que levier d’empowerment, elle a pour fonction d’accroître la capacité d'autonomisation, la puissance d’agir de chacun d'entre nous sur son environnement, en ce qu’elle permet le questionnement. Son 22eme album Sous un soleil énorme à peine sorti, il part en tournée depuis le début de l’année pour plusieurs dizaines de dates, partout en France.

La chanson Scorpion chantée presque au début du spectacle de cette tournée donne le la, sur les paroles d’un poème de Nazim Hikmet :
« Tu es comme le mouton, mon frère,
Quand le bourreau habillé de ta peau
Quand le bourreau lève son bâton
Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
Et tu vas à l'abattoir mon frère
En courant, presque fier.
Tu es la plus drôle des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
Qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Sans savoir la mer. »
Extrait de Scorpion Paroliers : Bernard Lavilliers / Charles Dobzynsky / Nazim Hikmet / Romain Humeau
https://www.youtube.com/watch?v=fhNzCzCyW3c
Si la tradition de la chanson sociale est le substrat idéologique de la chanson française aujourd’hui, peu de chanteurs portent aujourd’hui un questionnement sur le monde qui permette de penser la question des cultures populaires, des formes de la domination sociale et de résistances populaires. Or, la chanson est en prise directe avec les aspirations populaires, elle a par exemple accompagné la Commune de Paris, lui a donné un sens , elle l’a prolongée.
Chez Bernard Lavilliers, les figures du voyou, du vagabond, de la prisonnière, du migrant, de l’exilé, de l’étranger se sont intégrées au paysage des figures sociales plus familières comme celles du marin, de l’ouvrier, de l’enfant-soldat, du chômeur, de tout ceux dont la parole n’est pas entendue.http://www.camionblanc.com/detail-livre-bernard-lavilliers-pour-une-sociologie-politique-de-la-chanson-470.php
La chanson est un outil de résistance identitaire, culturelle et politique au service d’une revitalisation culturelle, d’un empowerment des catégories minorisées. C’est un objet de médiation essentiel qui reconstruit l’estime de soi des catégories dominées.
Quand l’artiste chante Les mains d’or en hommage à son père, toute la salle reprend le refrain et chacun donne sens aux parcours de vie ouvrier.
« J'voudrais travailler encore
Travailler encore
Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
Travailler encore - travailler encore
Acier rouge et mains d'or
Extrait des mains d’or, Paroles de B. Lavilliers
« La chanson qui me touche particulièrement c’est les mains d’or parce ce que ça raconte la vie de ces nombreux sidérurgiques ou mineurs de l’Est de la France qui avaient travaillé pendant toute leur vie dans les usines et mines et qui se retrouvaient du jour au lendemain sans rien. Remerciés comme on dit. Mon père faisait partie de ceux-là. Et personne comme Bernard Lavilliers a su chanter cette souffrance, cette envie de travailler encore... » me dit une spectatrice.
La chanson se fait aussi diagnostic, c’est sur le mode de l’ambivalence, de l’interprétation.
Deux chansons résonnent comme en miroir dans les concerts de cette tournée : La grande marée une chanson de 1975 et Le cœur du monde, une chanson de 2021 tirée du dernier album, toutes deux aussi prophétiques
https://www.youtube.com/watch?v=lRwYeGATgYE
« Un colosse aux pieds d'argile surveille la frontière
Des gosses aux mains fragiles jouent avec la poussière
Des veuves aux longs doigts fébriles distillent le thé
Un vieillard au regard tranquille sort de la fumée
C'est la grande marée, la grande marée, la grande marée
La grande marée, la grande marée, la grande marée »
Extraits La grande marée, paroles Bernard Lavilliers
Le chanteur va demander à la salle de chanter avec lui le refrain. Les spectateurs se lèvent, ils chantent. Et une spectatrice ajoute dans mon oreille, « la grande marée, on y est ! » et chacun d’interpréter à sa manière cette grande marée … et son pouvoir évocateur, qui signe les œuvres artistiques.
Juste avant les événements ukrainiens paraît la chanson Le cœur du monde, on se prend à penser que la chanson en dit plus que les analystes politiques.
« C'est juste après la guerre, on est dans l'entre-deux
On attend la prochaine
La dernière, la certaine
La guerre économique, au fond, c'est pas sérieux
Faudra bien que ça saigne
Des milliards, des centaines »
Extrait de Le cœur du monde, paroles de Lavilliers
https://www.youtube.com/watch?v=C_FrCekiYSY

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Dans Beautiful Days il tire et propose une lecture réaliste de notre système politique qui met en question cette «corruption ordinaire de la démocratie».
Jamais élu, toujours choisi
C'est le règne des petits marquis
Beautiful Days , Album le Cœur du monde, Bernard Lavilliers
La chanson de Lavilliers n’est pas une dénonciation vaine mais un outil de mobilisation du capital social et ethnique des populations dominées partout dans le monde. https://www.editions-harmattan.fr/livre-le_capital_ethnique_contribution_a_une_infra_politique_des_domines_beatrice_mabilon_bonfils_massouma_sylla-9782360851126-71211.html
Sa chanson est un tremplin de ressources, d’apprentissages, de réappropriation de leur place dans le monde en mettant à l’épreuve les représentations dominantes. Le sentiment d’illégitimité que donne la position de dominés dans les rapports sociaux est mise à nu par les épreuves biographiques partagées. Et Lavilliers de tancer pendant le concert autant l’extrême droite d’exclusion de la différence que l’espace macroniste des petits marquis du pouvoir. « Les images de l’art ne fournissent pas des armes pour les combats. Elles contribuent à dessiner des configurations nouvelles du visible, du dicible et du pensable, et, par là même, un paysage nouveau du possible. » explique Jacques Rancière dans Le spectateur émancipé.
Le concert comme construction d’un Commun
Il y a dans les concerts de Lavilliers, la quête d’un potentiel libératoire par l’accès à une culture sinon populaire, au moins de relai des revendications populaires et plus largement de prise en compte des cultures d’altérité par la chanson face aux modalités d’assujettissement des individus. Il y a aussi le recours au vécu commun, au corps, à la liesse commune par la danse et la musique de rythmes latins. Non tant stratégie d'argumentation et défense romantique de l’opprimé dans la tradition des Lumières que mise en jeu de sa propre parole dans un espace paradoxal marqué par l’incomplétude, le rituel, les émotions et les passions collectives, l’importance du corps en spectacle. Les concerts de Lavilliers sont de vrais moments de partage : partage entre les spectateurs, partage entre l’artiste et ses musiciens sur scène, partage entre l’artiste et le public. Dès que l’architecture du lieu le permet, au milieu d’une chanson, et Lavilliers de descendre dans la salle, accompagné de musiciens et chanter et danser au milieu des spectateurs qui chantent et dansent avec lui. Cette articulation entre intimité et altérité qu’exprime le rapport des corps, le corps à corps du chanteur avec la salle, allège de la pesanteur du Logos… La chanson est une invitation. Aucun chanteur ne compose la chanson du spectateur, aucun spectateur n’écoute la chanson de l’auteur mais leur rencontre, sur fonds d’affects et de narration de soi, combine deux impulsions, celle qui vient de l’extérieur et celle qui viendrait de l’intérieur au sens où, avec Lavilliers, « la musique est un cri qui vient de l’intérieur ».

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Le pouvoir du chant réside dans le toucher de la voix, dans la manière dont elle pénètre le corps et avec Lavilliers la voix est belle, grave, tour à tour douce, rude, nuancée, chuchotée, timbrée, c’est la voix l‘émotion sans pathos « À quoi la musique fait appel en nous, il est difficile de le savoir ; ce qui est certain, c’est qu’elle touche une zone si profonde que la folie elle-même n’y saurait pénétrer. » écrit à cet égard Emile-Michel Cioran.
Si chacun possède sa propre subjectivité chansonnière comme l’écrit Louis-Jean Calvet, le concert mobilise le collectif . Dans ce concert orange car le leitmotiv des lumières, costumes décors, énergie de cette tournée est orange.
Vivre un concert, c’est aussi une expérience collective , un moment de plaisir, celui du partage, du corps, et de l’émotion, de la mise à nu des affects… Il n’est que voir comment les musiciens sur scène sont complices du chanteur. Lavilliers éclate de rire à plusieurs reprises dans le concert de son rire sonore si significatif et le sourire joue sur le visage de musiciens qui partagent ensemble plaisir de la musique et neurones miroirs obligent, transmettent au public l’intensité du moment, datant que ce sont tous d’excellents instrumentistes.

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Le concert de Lavilliers oscille entre « transfiguration du politique » au sens de Maffesoli, critique sociale offrant un espace de visibilité de la voix des dominés, et espace métaphorique où la jouissance de la musique et du corps ouvre un Commun qui se déploie dans un en-deçà et au delà du politique.