'Moins enseigner les mathématiques, mieux les apprendre' : entre allégorie Singapourienne et ambition Française ?
L’éducation mathématique : un enjeu de l’économie de Singapour
'L’éducation est la clé de la survie de notre nation. Nous n’avons pas de ressources naturelles. C’est à travers cette phrase que le premier ministre s’est adressé aux enseignants de Singapour un 31 Août (Goh, 2001). A cette époque, le syllabus de mathématiques venait de subir une réduction drastique de ses contenus, sans changement dans le temps alloué à la discipline, pour une meilleure centration sur les processus de réflexion mathématique et sur comment les autoguider et orienter. L’enjeu étant majeur : redresser la balance économique en faisant des jeunes singapourien-ne-s de futures forces de création et d’innovation. A partir de 2003, les jeunes singapourien-ne-s sont parmi les meilleurs au monde dans les évaluations TIMSS et PISA : amélioration rapide suivie d’une performance solide. Mais comment est-ce possible ?
Pour une école de la pensée
Pour essayer de comprendre, il faudrait remonter aux années quatre-vingt, au moment où le Singapour a décidé de s’affranchir du conditionnement prescrit par le mouvement mondial en termes d’éducation et de mettre au cœur de ses réflexions sur les changements une investigation de tous les résultats de recherche en didactique des mathématiques. Un processus de mise à jour systématique du syllabus des mathématiques s’est alors installé pour prendre régulièrement en compte le développement et les tendances de ce courant de recherche : c’est ce que nous préférons appeler ‘Méthode de Singapour’. L’adage 'concret, imagé, abstrait', qui d’ailleurs n’est pas étranger à la didactique française depuis presqu’une quarantaine d’année, n’est finalement qu’un des fruits d’une contextualisation de la recherche aux besoins économiques et sociales du pays pour le millénaire. Réduire les belles performances singapouriennes dans TIMSS et PISA à cet adage est plutôt simplificateur. Il y a avant tout une volonté politique de faire de l’éducation le treuil de la nation ; entre autre, les deux postes budgétaires les plus importants des dépenses gouvernementales sont la Défense et l'Éducation (Kaur, 2014). Evoquer le budget de l’éducation est en réalité non instructif, plusieurs pays dont la France sont dans la même situation et pourtant les résultats dans les évaluations internationales, pour ne citer que PISA 2022, ne sont pas concluants … Il y a ensuite et surtout la campagne 'Teach Less, Learn More' (Enseigner Moins, Apprendre Plus) qui a été initiée à la fin des années quatre-vingt dix et lancée dans le système éducatif singapourien à partir de 2003 (Goh, 1997). Cette campagne s'appuie sur les bases déjà établies par des améliorations, systémiques et structurelles de l’école singapourienne, fondées sur le principe d’une école de la pensée, donc de l’esprit critique, la créativité et la résolution de problèmes. Elle a pour mission de poursuivre ce parcours et continuer à stimuler des changements culturels au niveau de la relation des enseignants aux mathématiques : Pourquoi les enseigner ? Qu’est ce qui est enseigné ? Comment ? L’objectif ultime étant de déplacer l'accent de la "quantité" en termes d’automatismes et de standardisation (apprentissage par cœur, des activités répétitives suivies de réponses prescrites et de formules prédéfinies, etc.) vers une "qualité accrue" en termes d'interactions en classe, d'opportunités d'expressions et de questionnements à travers des stratégies d'enseignement novatrices et efficaces (OCDE, 2011). Cette campagne touche les cœurs et stimulent les esprits non seulement de la communauté éducative mais aussi des apprenants en vue de les préparer, chacun à son rythme, aux enjeux économiques de la nation. Elle remet régulièrement à l’ordre du jour et en tandem la relation des enseignants aux mathématiques et leur savoir sur cette relation.
L’enseignant : la clé de la vision Singapourienne
Singapour a fortement investi dans la constitution d'un corps enseignants de qualité afin de rehausser la réputation et le statut de l'enseignement, attirant ainsi les meilleurs futurs recrus. Le rôle des enseignants dans la garantie d'une réussite académique de haut niveau a été largement reconnu tel que, par exemple, mentionné dans le rapport de l'OCDE les qualifiant de piliers de la réussite du système éducatif de Singapour (OCDE, 2016). Seul l'Institut national d'éducation (INE), hébergé par la prestigieuse Université Technologique de Nanyang est autorisé à former les enseignants du primaire, collège et lycée, en proposant à la fois un programme de master et un programme de licence. Le processus de sélection est très compétitif et en moyenne seul un candidat, ayant au moins le baccalauréat, sur huit est accepté pour intégrer l’institution et bénéficier dès son entrée d’une prime mensuelle (Lo & Hu, 2019). Deux éléments majeurs caractérisent le paysage de la formation des enseignants à l’INE : la recherche en éducation (et en didactique, pour les mathématiques) et la célèbre échelle de carrière à trois volets pour booster le développement professionnel des enseignants. Pour l’INE, les rôles d'enseignement et de recherche sont synergiques, et l'excellence dans l'enseignement repose sur une base de recherche pertinente et de haute qualité ; un équilibre approprié entre les deux rôles permet de concrétiser sa vision clé de ce qu’est une formation à l’enseignement adossée à l’excellence dans la recherche (Loh & Hu, 2019). Grâce à cette orientation, l’INE a réussi non seulement à se hisser au rang des 10 premières universités du monde en éducation (évaluation QS, 2016) mais aussi à se nourrir et nourrir régulièrement la formation des enseignants par les dernières découvertes et les résultats phares de la recherche compte tenu du contexte national. Une nouvelle relation à la formation prend progressivement forme au sein du corps de formateurs de l’INE, où la recherche est devenue une composante essentielle pour attester de la qualité de la formation.
Savoirs-Relations ou une manière de repenser une transformation française ?
Qu’est ce qui fait que la tradition française en matière d’éducation soit régulièrement interrogée par les politiques successives ? Le lecteur peut se demander ce que, dans ce qu’il vient de lire, n’est pas d’une manière ou d’une autre incarné dans l’éducation française ? Si oui, comment expliquer la dégradation des résultats des jeunes français dans les évaluations internationales ? Les facteurs sont systémiques et une étude rigoureuse du sujet nécessite de revisiter les structures. Néanmoins, l’expérience singapourienne met en lumière une structure cognitive et une organisation différente des idées et connaissances qui fondent ce qu’est l’éducation pour les enseignants et leurs formateurs : une transition portée par des schèmes de culture et d’action qui s’ajustent à la lumière de la configuration des relations aux savoirs et l’évolution du savoir sur ces relations (Mabilon-Bonfils, 2023). La transformation dépendrait de la qualité de ces relations, c’est-à-dire de la manière dont les parties prenantes prennent position par rapport à l’éducation et du caractère de son appropriation. Ces modes d’expérience et d’appropriation ne sont, à leur tour, jamais déterminés de façon purement individuels : ils sont toujours médiatisés par des modèles sociaux économiques et sociaux culturels (ibidem).
Bibliographie
Goh, C.T. (1997). Shaping our future: "Thinking Schools" and a "Learning Nation". Speeches, 21(3), 12-20. Singapore: Ministry of Information and the Arts.
Goh, C.T. (2001). Shaping lives, moulding nation. Speech, Singapore: Ministry of Education.
Kaur, B. (2014). Mathematics education in singapore - an insider’s perspective. IndoMS-JME, 5(1), 1-16.
Loh, J ; & Hu, G. (2019). Teacher education in Singapor. Oxford Research Encyclopedia of Education - Education, Change, and Development, Educational History, (pp. 1-22).
OCDE (2011). Lessons from PISA to the United States. OECD Publishing.
OCDE (2016). PISA 2015 high performers: Singapore. Paris, France: Author.
Mabilon-Bonfils, B. (2023). L’ère trans-moderne du savoir-relation. In Mabilon-Bonfils et al. (Eds), Savoir Relation Education. Editions de la Bonheur.
article co-écrit par
Imène Ghedamsi-Lecorre, Enseignante-Chercheure, CY Cergy-Paris Université, laboratoire BONHEURS
Thomas Lecorre, Maitre de conférences, CY Cergy-Paris Université, laboratoire BONHEURS
Béatrice Mabilon-Bonfils, PU, CY Cergy-Paris Université, laboratoire BONHEURS