... des couilles avec les tripes du dernier curé. C'était ça qu'il fallait lui dire, rien d'autre.
Tous les jeunes, les nés après, les tout petits à l’époque, sont sans doute passés en un éclair de l’excitation zygomatique à la bouche bée, l’air du temps d’un demi-siècle plus tôt devenait soudain palpable ; l’Histoire, c’était ces revirements incroyables. En 68, on pouvait dire ça ! Ce n’était pas considéré comme un appel au meurtre ! On n’était pas déféré aussitôt ? Au moins pour outrage ?
Incroyable, n’est-ce pas, confirme papy soixante-huitard, sans compter que depuis déjà seize ans, on entendait Georges Brassens chanter : « En voyant ces braves pandores / Être à deux doigts de succomber / Moi, je bichais car je les adore / Sous la forme de macchabées / De la mansarde où je réside / J'excitais les farouches bras / Des mégères gendarmicides / En criant "Hip, hip, hip, hourra ! » Et figurez-vous, ajoute papy, car c’est facile avec Wikipédia, qu’à Brive-la-Gaillarde, lieu de l’Hécatombe sus-citée, on a donné au nouveau marché de la ville, en 1982, le nom de Georges Brassens, mort à la fin de l’année précédente, et que les gendarmes consultés au préalable n’y ont pas trouvé à redire. Mais voilà qu’en 2011, un type qui entonne Hécatombe à sa fenêtre au passage de trois policiers se voit condamné pour outrage à 40 heures de travaux d'intérêt général et à 100 euros d'amende !
Quand j’étais petit, poursuit papy décidément intarissable, c’est tous les jeudis qu’à Guignol gendarme était rossé quand il n’était pas, - et depuis le début du 19ème siècle, googlisez, le corpus de telle ou telle thèse en donne maint exemples -, pendu, noyé, etc. Et quand Polichinelle l’assommait, Pierrot commentait : « Oh ! je ne le plains pas ! Un gendarme est fait pour être battu. »
Bergson décrit la scène : « Quand le commissaire s’aventure sur la scène, il reçoit aussitôt, comme de juste, un coup de bâton qui l’assomme. Il se redresse, un second coup l’aplatit. Nouvelle récidive, nouveau châtiment. Sur le rythme uniforme du ressort qui se tend, et se détend, le commissaire s’abat et se relève, tandis que le rire de l’auditoire va toujours grandissant. »
C’est pour se venger que le 24 mars 2016 un policier envoie un violent coup de poing en pleine figure à un lycéen de 15 ans tenu par deux de ses collègues ? (Il sera condamné à 8 mois avec sursis sans inscription au casier judiciaire !)
Le fait de scander « Tout le monde déteste la police », - c’est pourtant drôlement plus soft que « C.R.S. S.S. » s’étonne papy -, a pu être considéré dans un procès récent comme révélateur de l’intentionnalité requise par le « sciemment » de la loi 2010-201 : « Le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens ».
A l’automne 1946, pendant que naissaient ces premiers baby-boomers qui feraient Mai 68, un gendarme siffle un cycliste, celui-ci sursaute, lâche son guidon et tombe sur le gendarme, qui se tue dans la chute. Brassens en rigole dans Le Libertaire : « Le hasard s'attaque à la police », c’est son titre et, comme il y a peut-être une veuve, des orphelins, il conclut ainsi : « au fond, tout cela est bien triste et nous maudissons le hasard... oui. Mais que diable ! Pourquoi les gendarmes ont-ils des sifflets et pourquoi y a-t-il des gendarmes !... » Après le « Bal tragique à Colombey – 1 mort » aussi, il y avait une veuve, deux enfants, mais « l’esprit Charlie », le vrai, c’était justement ne pas rire du côté du manche.
« Mort aux vaches », le cri de guerre que Brassens abandonne en 1966 (dans l’Épave), était depuis quelque quatre-vingts ans « la forme traditionnelle, régulière, consacrée, rituelle et pour ainsi dire liturgique » du cri lancé à la police, à lire Anatole France (L’affaire Crainquebille), griffonné sur tous les murs des quartiers populaires. Là encore, ça paraît un rien plus pousse à l’acte que le contemporain ACAB (All cops are bastards), qui est de l’ordre du constat. Ça valait à Crainquebille quinze jours de prison et cinquante francs d’amende, en 1901, dans une fiction raillant une justice caricaturale.
L’expression « un bon flic est un flic mort », - pas plus scandaleuse que mort aux vaches ou je te pendrai par la peau etc. (les simples citoyens aussi ont droit à la rodomontade et au second degré) -, dans un courrier reçu (ou plutôt même pas reçu, immédiatement intercepté et versé au dossier d’instruction), jointe à l’exercice constant depuis le premier jour de son droit au silence, ont valu à Ari, l’un des inculpés de l’affaire du quai de Valmy, de voir ses demandes de mise en liberté systématiquement rejetées, la réquisition la plus « ferme » de tous les comparaissant, – 4 ans, la seule sans le moindre sursis -, et finalement la condamnation la plus lourde rapportée aux faits reprochés.
Le procureur a bien sûr commencé, dans sa novlangue, par concéder un « droit au silence », mais si le silence est interprété, si ne pas réprouver tel fait ou propos, c’est se condamner ; si ne pas clamer son innocence, c’est avouer sa culpabilité, il n’existe tout simplement plus un droit de se taire, ne reste qu’une obligation de parler. En l’occurrence une injonction à qualifier l’affaire de la voiture incendiée de crime, alors même que l’instruction a dû finir par reconnaître – ce que montrent d’ailleurs toutes les vidéos -, qu’il n’y avait pas eu la moindre intention homicide, que des manifestants s’en étaient pris à un véhicule, dont les policiers ne s’étaient pas extraits in extremis puisqu’il n’avait commencé à brûler que plusieurs minutes après qu’ils en fussent sortis, sans que personne ne les en empêchât, au contraire.
On a entendu, dans la même enceinte et dans la même novlangue, qu’on n’était pas obligé d’aimer la police. Mon œil ! On nous enjoint d’aimer la police comme on nous apprend désormais à l’école à être Charlie.
Mais la démocratie ce n’est pas la déférence, la révérence, la génuflexion devant l’ordre et ses forces armées. On n’y aime pas les porteurs du gros bâton, les défenseurs de l’injustice, le dernier rempart des inégalités. Ce sont les régimes totalitaires qui vous demandent de révérer la force, c’est en Russie qu’il y a une « journée de la police », le 10 novembre de chaque année. En 2013, on y a vu Poutine, pourtant le sur-mâle que l’on sait, y verser quelques larmes d’émotion tellement la fête était belle.
Pour l’heure, les condamnés du 11 octobre sont pris dans un dilemme insoluble : s’ils veulent continuer à défendre leur innocence, en appel, cela ôte toute possibilité d’aménagement de peine pour Kara, la personne transgenre à l’isolement depuis 16 mois dans la prison des hommes avec pour seul espace de promenade une cage à peine plus grande que sa cellule ; si, pour elle, ils renoncent à faire appel, on dira que c’est bien la preuve qu’ils étaient coupables et qu’ils s’en tirent bien. Alors même qu’au bout de leurs peines, ils seront encore muselés par le sursis pour les cinq ans qui suivront.
Alain Rustenholz