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Billet de blog 24 novembre 2025

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L’agenda du RN n’est pas l’agenda de la France : réponse au Monde

Dans une chronique parue dans Le Monde, le journaliste Philippe Bernard reproche à la gauche de passer à côté des « vrais sujets » : l'immigration, la délinquance, l'islam. Ce serait cette cécité qui expliquerait la progression de l'extrême droite. Ce raisonnement, qui se pare des habits de la lucidité, pose un problème de fond.

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Un contre-éditorial en réponse à la chronique de Philippe Bernard

Dans une chronique parue dans Le Monde, le journaliste Philippe Bernard reproche à la gauche de passer à côté des « vrais sujets » : l'immigration, la délinquance, l'islam. Ce serait cette cécité qui expliquerait la progression de l'extrême droite. Ce raisonnement, qui se pare des habits de la lucidité, pose un problème de fond. Il confond un agenda imposé par l'extrême-droite avec un diagnostic objectif du pays. Et il contribue, malgré lui, à renforcer exactement les dynamiques qu'il prétend combattre. Reprenons les faits !

Une séquence politique sciemment ignorée

Ces dernières semaines, la gauche parlementaire a tenté d'arracher des avancées sociales dans le budget. Elle a mis en lumière l'incohérence gouvernementale, a défendu, ligne après ligne, les classes populaires et moyennes : leurs salaires, leur pouvoir d'achat, leur accès aux services publics. Elle a parlé d'inflation, de santé, de transports – ces sujets que toutes les enquêtes d'opinion sérieuses placent au sommet des préoccupations des Français, bien avant le reste.

Cette séquence a révélé deux visages complémentaires de la gauche : celle qui avait choisi de négocier avec le gouvernement et qui, face aux promesses non tenues, a décidé avec lucidité de se retirer, et celle qui, dans la cohérence, a tenu une ligne d’opposition en proposant un véritable contre-budget. Au terme de cet épisode, malgré leurs divergences, les forces progressistes ont démontré qu’elles demeuraient les seules à défendre l'intérêt des plus fragiles, là où ni le gouvernement ni l’extrême droite ne s’y résolvent.

Dans l'édito bilan, le Monde raye d'un trait de plume cette séquence, lui substituant les obsessions thématiques de l'extrême droite. Et son journaliste d'écrire : "Alors que l’extrême droite continue de s’enraciner auprès de l’opinion, la gauche paraît davantage préoccupée par le débat budgétaire et la question des primaires que par la nécessité de répondre aux questions qui taraudent les Français, la délinquance et l’immigration." 

La parole qui dérange le cadre

L'immigration et l'Islam seraient, selon Philippe Bernard, au cœur de l'agenda cette semaine notamment du fait du meurtre du regretté Mehdi Kessaci.

Là aussi, on peut y voir une lecture erronée de la réalité : cette même semaine, Amine Kessaci, le frère de la victime, militant écologiste et Président de l'association Conscience, a prononcé des mots qui ont percé le bruit médiatique habituel. Malgré la douleur du deuil, Amine a nommé l'échec des politiques publiques face aux trafics, l'abandon des quartiers populaires, la nécessité d'un sursaut national fondé sur la prévention et les services publics... dans le même journal Le Monde qui publie l'édito qui produit l'analyse contraire. 

Pour la première fois depuis longtemps, une parole issue des territoires concernés est venue contredire le récit simpliste qui domine les plateaux : non, le narcotrafic n'est pas une question ethnique ou religieuse. C'est une question de santé publique, de présence de l'État, d'investissement dans les services de proximité.

Cette prise de parole aurait dû être saluée comme un tournant. Elle ne rentre manifestement pas dans le cadre préétabli. Tout ce qui ne s'inscrit pas dans le triptyque immigration-islam-insécurité semble relégué hors champ, comme non-pertinent, comme non-politique.

La crédulité méthodologique

Pour étayer son propos, l’éditorialiste s’appuie ensuite sur un sondage IFOP présenté comme une preuve décisive. Cette fois, il ne s’agit plus d’insécurité, de narcotrafic ou d’immigration, mais de l’islam en France — comme si l’ensemble relevait d’un seul et même registre. Or la méthodologie de cette enquête a été largement discutée par plusieurs chercheurs : formulation orientée des questions, échantillonnage fragile, confusion récurrente entre pratiques religieuses, comportements sociaux et positionnements politiques. Certains soulignent même que le financement du sondage pourrait provenir d’acteurs étrangers aux intentions pour le moins ambiguës.

Le rôle d’une presse de référence devrait être d’exercer un regard critique sur les outils de mesure de l’opinion. Ici, on observe surtout une forme d’adhésion immédiate. On ne peut pas prétendre combattre l’extrême droite sur le terrain des idées tout en relayant, sans le moindre recul, des instruments statistiques aussi approximatifs et si facilement intégrés à son arsenal rhétorique.

Le toboggan idéologique

Toute la démonstration repose sur un enchaînement implicite mais redoutablement efficace : immigration → islam → radicalisation → danger politique. Le glissement n'est jamais interrogé. Il est présenté comme une évidence sociologique. On y entre comme dans un toboggan bien huilé. Un toboggan que l'extrême droite a précisément construit pour nous, pierre après pierre, depuis vingt ans. N'est-ce pas précisément le rôle d'une presse de référence que de dissoudre les amalgames, plutôt que de les reconduire par réflexe ? De démonter les logiques idéologiques plutôt que de les naturaliser ?

Les classes populaires voteraient RN parce qu'elles seraient hantées par la question migratoire. Cette lecture fait l'impasse sur toutes les enquêtes de fond qui montrent que leurs priorités sont ailleurs : pouvoir d'achat, santé, transports, logement, école, services publics de proximité.

Croire – ou faire semblant de croire – que les électeurs populaires votent par conviction identitaire plutôt que par colère sociale relève d'un paternalisme sociologique aujourd'hui largement invalidé. Les ouvriers ne demandent pas des tribunes anxiogènes sur l'immigration. Ils demandent des salaires décents, des urgences qui ne ferment pas, des écoles où leurs enfants peuvent apprendre, une dignité matérielle.

Réduire leur vote à une peur de l'autre, c'est leur refuser une rationalité sociale. C'est aussi, accessoirement, leur donner raison de ne plus faire confiance à ceux qui prétendent les représenter.

L'injonction paradoxale

Le message est limpide : pour contrer l'extrême droite, la gauche devrait reprendre ses thèmes. Parler immigration comme le RN. Adopter son lexique. Valider son cadrage du réel. C'est ce que le centre-gauche a décidé de défendre depuis Rocard et qui a conduit à la victoire idéologique de l'extrême-droite, ce que déjà l'on appelait en 1998 la lepénisation des esprits

C'est précisément cette mécanique – imposer son agenda au débat public, faire en sorte que tout le spectre politique débatte de ses sujets – qui a permis au RN de progresser. L'extrême droite ne gagne pas seulement des voix. Elle gagne des cerveaux et transforme le sens commun. Elle fait en sorte que même ses adversaires finissent par penser dans ses catégories.

Et voilà qu'on reproche à la gauche de ne pas en devenir le relais ? De refuser de valider cette hégémonie culturelle en construction ? Ce renversement est vertigineux. Et c'est la meilleure manière de transformer une défaite électorale en capitulation intellectuelle.

Le rôle d'un journal

Une question demeure : quel est le rôle d'un journal de référence ? Informer avec rigueur ? Décrypter les logiques politiques ? Éclairer le débat public ? Maintenir une exigence de méthode et de probité intellectuelle ? Ou bien naturaliser les peurs ? Légitimer des sondages contestables ? Déplacer systématiquement le débat vers les terrains les plus favorables à l'extrême droite ? Et expliquer doctement que si Marine Le Pen progresse, c'est parce que ses adversaires refusent de reprendre ses thématiques ?

On peut combattre l'extrême droite. Ou on peut entretenir l'écosystème mental dans lequel elle se développe. Reproduire ses cadres de pensée. Valider ses grilles de lecture. Faire comme si ses questions étaient les seules légitimes.

Un choix a été fait. Qu'il relève de la naïveté ou de l'imprudence, peu importe. Ce qui compte, c'est d'assumer une réalité simple : à force de répéter que l'immigration est le seul vrai sujet, on finit par donner raison à ceux qui le disent depuis vingt ans.

C'est ainsi que l'on transforme un fantasme politique en prophétie autoréalisatrice, et que souvent sans le vouloir, on déroule le tapis de nos institutions à ceux qui veulent les détruire. 

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