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Je connais la colère des jeunes, elle forme la même boule qui sert nos gorges à tou·tes chaque fois que l’un·e de nous est brutalisé, violenté, tué. Du racisme on ne sort jamais. Il vous rattrape chaque fois qu’une image, un geste, une parole nous renvoie aux représentations humiliantes héritées de l’esclavage et de la colonisation et qui se perpétuent dans l’inégalité et la ségrégation. Il arrive qu’elles surgissent brutalement dans l’espace public : « qu’il retourne en Afrique » (Grégoire de Fournas, député RN, Assemblée nationale le 3/11/2022) ou encore pour ne citer qu’eux « Je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin… » (Jean-Paul Guerlain, France 2 le 15/10/2010), moins glamour que la publicité Shalimar, vous en conviendrez. Ces mêmes représentations forment le sous-titre des mots Kärcher, racaille, vermine et maintenant nuisible, de la part de deux syndicats de police qui admonestent l’État et appellent à la sédition. Vieille tradition d’extrême-droite. Mais qu’importe les éternels suspects c’est nous. Parce que tout le monde le sait le noir est fainéant, lubrique, idiot, bon tout au plus à courir vite et souffler dans un trombone. L’arabe est voleur, tricheur et si on lui reconnaît quelques agilités en mathématiques, elles sont éternellement corrompues par son vice inhérent.
Je n’oublierai jamais la rage contenue froide de mon frère adolescent quand il rentrait à la maison après ces contrôles de police vexatoires et répétés. C’était au milieu des années 80. Malik Oussekine serait assassiné par des Voltigeurs*, des centaines de milliers de personnes manifesteraient leur rejet du racisme. Ce crime alors apparaissait tout à la fois odieux et exceptionnel. Nous les colonisé·es connaissions sa banalité ici et ailleurs chaque fois que la répression frappait nos parents qui osaient protester contre les conditions qui leur étaient faites (17 octobre 1961, Charonne février 1962, Guadeloupe Mai 67, Martinique octobre 74, Ouvéa mai 88, …). Le meurtre de Malik Oussekine c’est précisément le moment où les classes dominantes se sont mises à fabriquer leur nouvel ennemi intérieur : c’était nous, la deuxième génération, celle qui était née en France et qui rendait plus improbable le retour chez eux de ceux dont on avait désiré la force de travail mais dont on continuait de concevoir les corps comme nécessairement étrangers.
Le racisme vous colle à la peau, à la face comme il colle à l’imaginaire d’une société qui n’a jamais réglé ses comptes avec son passé esclavagiste et colonialiste d’autant que les intérêts de sa bourgeoisie la plus riche se développe toujours dans l’ancien empire colonial qu’elle continue d’exploiter, piller, empoisonner. Le racisme est fonctionnel à ses intérêts. Après tout : « Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre » (Montesquieu, Lettres Persanes, 1721). Il y a 10 jours près de 500 femmes et hommes migrant se noyaient au large du Péloponnèse, la nouvelle fit brièvement la une des journaux jusqu’à ce qu’un sous-marin de touristes venus admirer l’épave du Titanic ne disparaissent des radars. À aucun d’entre nous n’a échappé la différence de traitement : nos corps sont « noirs » les leurs sont « blancs ».
Le racisme infuse la société et ses effets sont décuplés par la ségrégation qui maintient la séparation entre eux et nous. La rendant plus épaisse, plus infranchissable. Depuis les premières citées d’urgence, la France a produit son Jim Crow** de fait : séparés et inégaux. Tout cela dure depuis bien trop longtemps mais les gouvernants continuent de nier le racisme systémique qui fait qu’une couleur de peau, la forme d’un nez, un patronyme vous assignent à une place inférieure, nécessairement inférieure et qu’il peut même vous tuer. Nous renvoyant à notre seule responsabilité individuelle. Comme hier Robert Pandraud, alors ministre délégué à la Sécurité, qui déclarait à propos de Malik Oussekine « si j'avais un fils sous dialyse je l'empêcherais de faire le con dans la nuit », aujourd’hui le président Macron en appelle à la responsabilité des parents. Un principe appliqué à la lettre dans ma ville Melun où, quand un bus est caillassé ou qu’un chauffeur est pris à partie, c’est tous les quartiers de la ville qui sont punis, privés de transports en commun, parfois plusieurs jours d’affilée. Le message est clair : apprenez à tenir vos enfants et vous aurez des bus pour aller travailler sinon marcher. Alors, les mères remontent les pentes des collines où leur famille et elles ont été isolées, le corps lesté des sacs des courses qu’elles ne font plus dans le quartier depuis que la dernière supérette a fermée il y plus de dix ans. Je ne peux pas m’empêcher de trouver ironique que les mêmes qui trouvent normal de priver des milliers d’habitant·es de transports en commun s’indignent à longueur de plateau télé depuis quatre jours que des jeunes privent des milliers d’habitant·es de moyens de transport.
Sommes-nous responsables de l’état de délabrement des écoles dans nos quartiers ? Sommes-nous responsables des heures d’enseignement manquées faute d’enseignant·es ? À Melun, il ne se passe pas une séance du conseil municipal où je ne relaie les plaintes des parents d’élèves des quartiers populaires. Les mères me parlent de considération, de respect, d’égalité. Elles savent que ces heures manqueront à leurs enfants souvent plus éloignés de ces savoirs que l’école attend de vous mais qu’elle ne vous enseigne pas et qui pourtant servent d’emblée à faire le tri entre les bons et les mauvais élèves. Ici, tout le monde se rappelle du Cormier, sur la côte atlantique, propriété de la ville depuis les années 1930 et qu’elle vendit en 2016. La plupart y sont partis au moins une fois en vacances. Jusqu’à ce que les politiques de rigueur, d’austérité, de redistribution à l’envers, appelez-ça comme vous voulez, confortées par une propagande raciste et anti-pauvres de plus en plus agressive, ajoutées au zèle d’un maire de droite, aient eu raison de l’idée même que les gosses des quartiers populaires puissent avoir le droit de partir en vacances. Depuis les budgets des centres sociaux ont été réduits à peau de chagrin et les sorties en journée qu’on nous avait vendues comme un moyen de démocratiser l’accès aux loisirs ont été pour ainsi dire abandonnées. Alors pour améliorer un ordinaire toujours plus confiné, nous continuons de réclamer la gratuité des cantines scolaires au moins pour les 20% d’enfants melunais sous le seuil de pauvreté. Mais la réponse est toujours la même : le contribuable melunais paie assez cher la solidarité collective. Comme s’il s’agissait d’une espèce à part. Comme si tout le monde ne contribuait pas. Comme si les pauvres ne contribuaient pas davantage en proportion que les riches. Toujours cette division entre eux et nous. Dans les quartiers, aux discriminations raciales s’ajoutent les inégalités sociales.
Ces mères des quartiers populaires connaissent parfaitement le sens de ces discriminations croisées. Nos enfants n’ont pas les mêmes chances que les autres parce que nous sommes pauvres et que beaucoup parmi nous sont originaires du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et maintenant du moyen orient. Certaines, les concernées, ajoutent : parce que nous sommes musulmans. Et c’est vrai qu’iels prennent cher, particulièrement cher ces dernières décennies. D’ailleurs si nous les militant·es écologistes nous étions mobilisé·es contre la dissolution du CCIF*** comme nous nous sommes mobilisé·es contre la dissolution des Soulèvements de la Terre, nous aurions démontré avoir compris que priver de droit fondamentaux et sans raison valable, des individu·es que rien ne rassemble a priori sinon le fait qu’ils et elles appartiennent à un groupe constitué par le racisme, est toujours l’avant garde d’une répression qui finira par concerner toutes celles et ceux qui dérangent l’ordre établi. Peut-être qu’alors nous aurions aussi éviter que certains de ces gosses et d’abord leurs parents ne s’éloignent un peu plus de la politique. Peut-être les aurions-nous aider à concevoir un débouché politique à leur colère légitime devant l’exécution de Nahel par un policier censé les protéger. Peut-être même que notre courage, à condition qu’il ne nous ait pas manqué, leur aurait donné à elleux le courage de ne pas céder à des formes d’actions spontanées et vouées à l’échec qui les mettaient encore une fois en danger. Peut-être que notre expérience et connaissance des mouvements de résistance à l’oppression raciste et coloniale, si nous l’avions eue et si nous avions su la leur transmettre, leur aurait permis d’éviter de donner prise aux discours qui justifient le recours disproportionné à la force contre eux, de la part d’un pouvoir qui n’hésite pas à mobiliser des moyens militaires contre sa population. Peut-être aurions nous pu les alerter sur le risque des effets conjugués sur l’opinion publique de ces images de commerces et biens publics détruits ou brûlés et de l’association séculaire : classes populaires, classes dangereuses, populations colonisées, décivilisées.
Mis devant les contradictions croissantes entre le capitalisme qu'il promeut et notre contrat social, le gouvernement n'a d'autre choix que d'approfondir son alliance objective avec l'extrême-droite, condition nécessaire à la mise en oeuvre du régime illibéral qui garantira aux classes dominantes la poursuite de leur entreprise d'accaparement du monde. De ce point de vue là, la répression qu'il exerce aujourd'hui contre la jeunesse populaire peut être considérée comme une répétition générale.
Cependant, il n'est jamais trop tard pour dénoncer la gestion coloniale des quartiers populaires qui consiste à nier les violences sociales faites à leurs habitant·es, le racisme systémique, la ségrégation, le harcèlement policier et à opposer aux jeunes révoltés une répression disproportionnée qui donne sa substance à l’imposture xénophobe et au mythe de l’ennemi intérieur pour mieux renforcer l'état policier. Alors peut-être commencerons-nous à nous donner les moyens de conjurer les divisions racistes et bâtir les solidarités de classe indispensables à la défaite du projet néofasciste où s’effondrent nos sociétés.
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*Frappé à mort par trois policiers voltigeurs dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986. Le bataillon des Voltigeurs est rapidement dissous. Deux des trois policiers impliqués sont poursuivis pour « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Ils seront condamnés à des peines de prison avec sursis et ne passeront pas une seule journée en prison.
**Jim Crow désigne le régime de ségrégation qui s’instaure aux Etats-Unis à travers une série de lois locales et nationales passées entre 1877 et 1964, précisément de l’abolition de l’esclavage à la fin de la ségrégation légale.
***Le Collectif contre l'islamophobie en France est dissous par décret ministériel le 2 décembre 2020, sa dissolution est validée par le Conseil d’Etat le 24 septembre 2021.