Depuis le 1er janvier 2023, les cours criminelles départementales, exclusivement composées de juges professionnels, remplacent les cours d'assises et leur jury populaire dans près de 60% des affaires criminelles. Appelées "CCD" dans le milieu judiciaire - ce qui, de façon amusante, est aussi l'acronyme d'un crime contre la démocratie -, elles procèdent à une exfiltration des jurés citoyens dans la majorité des affaires criminelles ; du jamais vu depuis 1791 !
Révolté par cette innovation qui a été décidée dans le plus grand silence, en plein cœur d'un hiver de confinement où les priorités médiatiques étaient ailleurs, et sous l'impulsion d'un garde des Sceaux qui s'était pourtant érigé en défenseur des jurés du temps où il était avocat - comme quoi, raccrocher sa robe n'est pas incompatible avec l'art de retourner sa veste -, je suis à l'origine d'un combat pour empêcher cette dilution du jury populaire, à travers notamment une pétition citoyenne sur le site du Sénat.
En effet, à l'instar de nombreux avocats, de nombreux magistrats, et de nombreux citoyens qui ont rejoint ce mouvement de contestation, je considère que les CCD constituent une régression fondamentale pour la démocratie (le peuple est mis au ban de la justice criminelle), pour la citoyenneté (finalement réduite au droit de voter et de se taire entre deux scrutins), pour la qualité de la justice (l'idée motrice est d'aller plus vite, quitte à donner moins de temps aux accusés, aux victimes et aux témoins pour s'exprimer) et pour la cause féministe.
Pour comprendre cette dernière affirmation, il faut avoir à l'esprit que les CCD jugeront presque exclusivement des affaires de viol, qui représentent environ 90% de leur contentieux. Autrement dit, de manière très concrète, tout se passe comme si le législateur avait créé une sorte de super-tribunal correctionnel du viol ou de sous-cour d’assises du viol, en opérant une distinction symbolique entre les crimes de première division (meurtre, empoisonnement, assassinat, etc.) qui méritent encore le regard des citoyens pour être jugés, et les crimes de deuxième division, dont le principal représentant est le viol, qui ne le méritent plus. Cet échelonnement de la procédure en fonction de la gravité supposée des crimes correspond d’ailleurs à la terminologie employée par l’ancienne garde des Sceaux Nicole Belloubet, qui avaient indiqué que les crimes « les plus graves » seraient toujours jugés par la cour d’assises, à l’inverse des crimes les moins graves…
A une heure où la lutte contre les violences sexistes et sexuelles a été érigée en grande cause nationale depuis le premier quinquennat du président de la République, supposant l’implication de chaque citoyen pour lutter contre ces deux fléaux, priver le Peuple d’une prise directe sur ces affaires semble particulièrement malvenu. L’évolution est d’autant plus regrettable que les jurés prennent souvent conscience, à l’occasion du jugement des affaires de viol aux assises, de la variété des contextes dans lesquels cette infraction peut être commise – notamment dans l’environnement familial, amical ou professionnel. Ils découvrent également des mécanismes complexes, tels que l'emprise et la dissociation, et comprennent mieux la difficulté de parler à laquelle sont confrontées de nombreuses victimes de violences sexuelles.
Avec les cours criminelles départementales, cette dimension pédagogique de l’audience vole en éclat, en même temps que l’audience est symboliquement déclassée. A ce titre, il faut rappeler que l’avocate Gisèle Halimi, à laquelle le président de la République a rendu un hommage au mois de mars, et pour laquelle des parlementaires de l’actuelle majorité ont demandé la panthéonisation, s’est battue durant sa carrière professionnelle pour que le viol soit jugé comme un crime de sang ("si tous les crimes sont sanctionnés, le viol peut-il, seul, ne pas l'être, l'être moins, ou l'être autrement ?"). Hélas, il faut bien le dire : depuis le 1er janvier 2023, les viols ne sont plus jugés comme les crimes de sang.
Confortant cette analyse, j’ai reçu, depuis le début de ce combat, plusieurs témoignages de victimes de viol m'indiquant avoir très mal vécu le fait d’être privées d’un jury populaire pour le jugement de leur affaire (ce n'est pas vrai pour toutes, mais leur voix doit aussi être entendue). Elles ressentent cette privation comme une forme de correctionnalisation imposée, d’autant plus injuste que pendant cette période de droit transitoire, c’est l’accusé qui choisi d'être jugé par une CCD ou une cour d'assises, sans que l’avis de la victime soit pris en considération. Les textes ne prévoient même pas de délai raisonnable pour informer la victime de la juridiction qui jugera l'affaire, ce qui témoigne d'une profonde déconsidération pour celles-ci !
L’une de ces victimes, prénommée Marylise, est particulièrement révoltée par cette réforme. Elle fondait beaucoup d’espoirs sur la présence des jurés (pour reprendre ses termes, elle voulait être entendue par des « gens qui lui ressemblent », et non uniquement par des « techniciens du droit »). Cela faisait dix ans qu’elle attendait ce procès, et un mois à peine avant l’audience, elle a appris que son agresseur serait finalement jugé - à sa demande - par une CCD. Résultat : elle a décidé de ne pas se rendre à son procès, comme elle l'exprime à mes côtés dans cette vidéo pour Konbini.
Ce témoignage bat en brèche l'argumentaire du garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti, selon lequel les CCD seraient favorables aux victimes en ce qu'elles offrent "un cadre d'audience plus apaisé". Force est de constater que certaines victimes veulent l'intervention d'un jury populaire, ce qui n'est d'ailleurs pas sans lien avec le combat susmentionné mené par Gisèle Halimi.
Ajoutons à cela qu'un autre argument brandi par les promoteurs des CCD, à savoir qu'elles permettrait d'éviter la correctionnalisation des viols, est un pur leurre. Je vous invite à lire le rapport d'évaluation le plus complet établi sur cette question, qui indique clairement que les CCD n'ont permis aucune dé-correctionnalisation significative (v. p. 27 à 29). Ajoutons également que selon ce rapport (v. p. 19), et contrairement aux rumeurs colportées ici et là, le taux d'acquittement des CCD est quasiment identique à celui des cours d'assises, tandis que les peines d'emprisonnement moyennes prononcées en matière de viol par les CCD (9,6 ans) sont légèrement inférieures à celles prononcées par les cours d'assises (10,2 ans).
Au final, le seul argument véritable qui explique la création des CCD, c'est celui de la gestion des flux, de l'écoulement des stock, des économies réalisés sur le dos des jurés citoyens, bref, cette logique managériale qui saccage la justice depuis des années en lui faisant perdre son visage humain.
Pour préserver l'humanité dont l'œuvre de justice ne saurait se départir, il faut sauver le jury populaire !