Au risque de dissiper certains fantasmes, ce n’est pas l’immunité pénale généralisée et systématique de l’ensemble de la classe politique qui se joue en ce moment au Parlement. D’aucun avanceront que l’intention originelle était peut-être là, mais même à l’admettre, il n’en reste devant la commission mixte paritaire qu’un pitoyable reliquat. Désormais, c’est tout au plus à un spectacle déplorable qu’il nous est donné d’assister, une mauvaise comédie orchestrée par certains responsables politiques (sénateurs, députés ou membres du Gouvernement) qui, percevant les citoyens comme une menace et les juges indépendants comme des ennemis, tentent d’ajuster une loi sur mesure dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, afin de permettre à certains agents publics de demeurer politiquement responsables sans s’exposer au risque d’être pénalement coupables.
« Responsable, mais pas coupable » : le retour ?
Responsable, mais pas coupable… Que ces mots séduisent l’oreille ! Que de beaux souvenirs ! À quelques heures de la mise en œuvre d’un plan de déconfinement dont les contours demeurent incertains à bien des égards, et au cœur d’une gestion de crise dont la difficulté incontestable de doit pas occulter les errements manifestes, sans doute était-ce là le meilleur message à adresser aux Français : ajoutez une goutte d’irresponsabilité dans un océan de défiance, et vous distillerez à coup sûr le poison du soupçon.
La tristesse de ce spectacle amène naturellement à réfléchir sur le rôle du législateur dans une société démocratique. Théoriquement, comme l’y exhortait Montesquieu, celui qui a le privilège de dessiner les lettres de la loi doit avoir « la main tremblante », pour que les modifications qu’il effectue ne compromettent pas l’équilibre législatif en son entier. Hélas, dans ces conditions d’urgence sanitaire, notre législateur semble faire tout l’inverse : il tremble de tout son être à l’idée que certains agents publics puissent être surexposés pénalement dans ce contexte de crise, mais lorsqu’il s’agit de bouleverser un régime de responsabilité pénale bien ancré et fort équilibré, en piétinant au passage certains principes constitutionnellement garantis, sa main ne tremble plus. Les chercheurs devront sans doute se pencher à l’avenir sur ce symptôme redoutable du covid-19 que le corps médical n’avait pas encore identifié : la tremblote sélective.
Genèse d’une mascarade
Il faut revenir un instant sur la genèse de cette comédie pathétique. Son premier acte n’est autre que la parution le 3 mai, dans les colonnes du JDD, d’une tribune signée par 138 députés et 19 sénateurs LREM, intitulée « La reprise de l’école est notre exigence, la protection juridique des maires également ». Les auteurs de cette tribuneplaident pour que les maires – mais aussi, plus largement (et contrairement à ce que le titre de la tribune laisse entendre…) toutes « les personnes dépositaires d’une mission de service public dans le cadre des opérations de déconfinement », c’est-à-dire une grande partie des agents de l’Etat et des collectivités territoriales – soient protégés pénalement dans le cadre de l’urgence sanitaire.
Ces revendications traduisent assurément une inquiétude légitime de la part de certains édiles qui doutent du bienfondé du plan élaboré par le Gouvernement, tout en craignant de payer les pots cassés sur le front judiciaire en l’exécutant à l’échelle locale ; sont particulièrement redoutées des poursuites pénales pour homicide ou blessures involontaires, dans le cas où les mesures appliquées au niveau municipal, comme la réouverture des écoles, auraient pour effet d’exposer autrui à un risque de contamination. Toutefois, la légitimité de ces craintes ne doit pas occulter deux points fondamentaux.
La responsabilité, honneur du politique
Premièrement, sur le plan politique, la déresponsabilisation des élus est une mise en péril authentique de la démocratie. Pour le comprendre en quelques mots, nous reproduisons ici les propos tenus par le député Aurélien Pradié (LR) à l’Assemblée nationale le 7 mai – l’un des seuls, il faut le dire, à avoir proféré à cette occasion des paroles sensées : « Il n’y a pas d’engagement politique, il n’y a pas de mission au service du public sans responsabilité. La responsabilité dans un engagement politique est totale, ou elle est nulle. Toute tentative, qui consister à bricoler, à ajuster une responsabilité est une négation même de ce qu’est la politique.[…]Le débat que nous avons là est révélateur de ce qu’est progressivement devenu la politique : un squelette. Il y a quelques longues décennies, l’honneur de la politique, c’était d’assumer ses responsabilités. […]Plus récemment, nous avons eu droit, avec l’affaire du sang contaminé, au responsable mais pas coupable. En cette occasion, la République et la Justice avait déjà porté un coup fatal à ce qu’était la notion de responsabilité politique. Et là, nous en serions à remettre une couche à cette idée de déconnecter la politique de la responsabilité. Cette idée est folle, purement folle ! Elle est même absolument dangereuse ! » Le risque qu’il y a à désolidariser l’action politique de toute responsabilité juridique se trouve, ainsi, parfaitement exprimé.
Le cadre juridique actuel est suffisamment protecteur
Secondement, sur le plan strictement juridique, la loi actuelle aménage déjà de nombreuses protections dont bénéficient particulièrement les maires et autres agents publics. D’abord, il faut signaler que d’une manière générale, l’article 122-4 du Code pénal prévoit une cause d’irresponsabilité pénale pour ceux qui accomplissent un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires, ou encore pour ceux qui accomplissent un acte commandé par une autorité légitime. À moins qu’ils n’aient affaire à des commandements manifestement illégaux (et nous espérons qu’il n’en sera rien !), les maires ne pourront donc être inquiétés pénalement pour le simple fait d’avoir appliqué des consignes émanant des ministres ou des préfets.
Ensuite, le cadre général d’engagement de la responsabilité pénale de toute personne ayant involontairement et indirectement causé un dommage à autrui est, aujourd’hui, fixé à l’article 121-3 alinéa 4 du Code pénal, issu de la fameuse loi Fauchon du 10 juillet 2000, qui exige la réunion de deux conditions : d’une part, démontrer l’existence d’un lien de causalité certainentre le comportement de la personne et le dommage causé à autrui ; d’autre part, démontrer que cette personne a commis une faute d’une particulière intensité, c’est-à-dire une faute délibéréeou une faute caractérisée.
La définition de ces deux catégories de faute est bien connue des juristes. La faute délibérée correspond au cas où la personne viole de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par un texte législatif ou réglementaire (de telles violations ne sont pas, a priori, dans l’intention des maires).Quant à la faute caractérisée, elle correspond à la situation où la personne, bien que n’ayant violé aucun texte, adopte une attitude particulièrement insouciante, presque inexcusable, exposant autrui à un risque de particulière gravité qu’elle ne pouvait ignorer. C’est cette faute, qui implique une part d’aléa dans sa définition, que les maires craignent de commettre à leurs corps défendants, par exemple au regard du protocole de 56 pages qui leur a été adressé par le ministère de l’Education nationale pour organiser la réouverture des écoles, chaque bonnes pratiques recommandées étant l’occasion de commettre une faute.
Il est toutefois possible d’atténuer les craintes des édiles en ajoutant que depuis une loi du 13 mai 1996, toutes les fautes entraînant involontairement un dommage sont évaluées in concreto par le juge pénal, c’est-à-dire en tenant compte de la particularité de la situation, et notamment des fonctions, de la mission, des compétences, des pouvoirs et des moyens dont disposait la personne, ou encore de l’état des connaissances scientifiques au moment des faits (voir notamment, à titre d’illustration, ces deux arrêts récents rendus par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 19 avril 2017 et le 11 décembre 2018). Ainsi, il est par exemple difficilement envisageable qu’un maire consciencieux soit condamné pour avoir omis de faire appliquer sur une courte période un élément mineur figurant dans le protocole de réouverture des écoles. En revanche, sa responsabilité pourra être envisagé en cas de manquements nombreux et réitérés au protocole, ce qui parait plutôt normal. La problématique de l’entre-deux se pose naturellement, mais elle est inhérente au droit pénal qui fait opportunément intervenir l’appréciation du juge.
En outre – et c’est là un point capital – , en dehors même de cette question de la faute, il faut souligner que la nécessité d’établir un rapport certainde cause à effet entre les mesures appliquées par le maire et une contamination avérée constitue un obstacle majeur à l’engagement de leur responsabilité pénale. En effet, lorsqu’une personne est infectée par le virus, il est en pratique extrêmement délicat de démontrer avec une certitude suffisante que sa contamination est intervenue en raison des mesures (ou de l’absence de mesures) prises par le maire… Bref, que ce soit au niveau de l’établissement du lien de causalité ou de la détermination in concreto de la fauté caractérisée, les maires semblent déjà suffisamment protégés au regard du droit actuel : ni trop, ni trop peu.
Cette simple présentation du droit actuel aurait dû être de nature à rassurer les édiles, non pas sur la quantité de plaintes potentiellement portées contre eux (il y a toujours eu des plaintes contre les maires qui se soldent par des classements sans suite ou des non-lieux, et il y en aura toujours), mais sur la chance de succès de ces plaintes dès lors qu’ils auront agi contentieusement et dans le respect de la loi – c’est à-dire, la moindre des choses que les citoyens sont en droit d’attendre de leurs responsables politiques.
L’amendement sénatorial : entre « carte blanche » et « amnistie pour l’avenir »
Malheureusement, ce n’est guère ce simple exercice de pédagogie qui a été privilégié. Le 4 mai, dans la foulée de la tribune publiée la veille dans le JDD, et dans le cadre de l’examen au Sénat du projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire, le sénateur Philippe Bas (LR) déposait un amendement adopté par l’ensemble des sénateurs ayant pris part au vote (317 suffrages exprimés, 317 votes pour…), disposition particulièrement désastreuse à deux égards.
Premièrement, cet amendement a pour effet de neutraliser la notion de faute caractérisée pour tous ceux qui ont eu et auront à mettre en œuvre des mesures sanitaires décidées par le Gouvernement durant la période d’état d’urgence sanitaire. En d’autres termes, si un agent public ou toute autre personne, pendant cette période, cause indirectement la mort ou les blessures d’autrui par un comportement particulièrement insouciant ayant exposé à un risque de contamination, sa responsabilité pénale ne pourra pas être engagé. Cerise sur le gâteau : cette irresponsabilité en cas de faute caractérisée vaudrait non seulement pour le passé – puisqu’elle s’appliquerait rétroactivement à partir du 23 mars, ce qui correspond au cas classique d’une loi d’amnistie –, mais également pour l’avenir, puisqu’elle aurait vocation à se prolonger jusqu’à la fin de l’état d’urgence sanitaire dont la date est encore inconnue. Il s’agirait donc d’une sorte d’ « amnistie préventive » pour reprendre le terme du Professeur Daury-Fauveau, sorte d’oubli du futur, ovni juridique encore inconnu du droit français et qui équivaut peu ou prou à donner carte blanche à l’insouciance des décideurs locaux. Libre à chacun de considérer qu’il s’agit d’une mesure de bonne justice...
Secondement, l’amendement sénatorial a pour effet de créer une distinction de régime juridique entre les mesures prises avant l’état d’urgence sanitaire et celles mises en œuvre pendant celui-ci. Une telle distinction est-elle fondée au regard du principe constitutionnel d’égalité devant la loi, alors même que le risque épidémique était connu bien avant le 23 mars – par exemple lors de l’organisation du 1ertour des élections municipales –, et qu’il subsistera probablement, dans une certaine mesure, à l’issue de celui-ci ? Il est sérieusement permis d’en douter.
La résistance molle du Gouvernement
Pour toutes ces raisons, le gouvernement ne s’est guère montré convaincu par cet amendement. Lors de son annonce du plan de déconfinement devant le Sénat le 4 mai, le Premier ministre Edouard Philippe a indiqué qu’il était défavorable à toute atténuation de la responsabilité pénale des agents publics ou privés, considérant que la loi Fauchon était suffisamment équilibrée, comme sa longévité le laisse penser ; tout juste admettait-il que soit consacrée dans la loi la jurisprudence susmentionnée selon laquelle le juge doit apprécier in concreto l’existence et la nature de la faute commise, au besoin en tenant compte de l’état des connaissances scientifiques au moment des faits.
Ce discours a été suivi d’effet à l’Assemblée nationale, puisque le 6 mai, la commission des lois, plutôt que de retenir l’amendement sénatorial, lui a préféré une disposition qui viendrait compléter l’article 121-3 du Code pénal, en précisant qu’en cas de poursuite pour homicide ou blessures involontaires (ou toute autre infraction non intentionnelle), le juge doit tenir compte, « en cas de catastrophe sanitaire, de l’état des connaissances scientifiques au moment des faits ». Cet amendement, approuvé le 7 mai par l’Assemblée nationale, vise à éviter les problèmes éthiques, politiques et juridiques posés par l’amendement sénatorial, en se contentant de préciser ce que le juge pénal fait continuellement depuis des décennies, à savoir une analyse concrète des circonstances de faits, comme cela est rappelé plus haut. L’objectif est donc d’apaiser les élus par une loi symbolique, mais le constat est implacable : en droit, cet amendement ne sert strictement à rien…
Entre le scandale et l’inutile
Ainsi, l’histoire retiendra que face à un amendement sénatorial particulièrement dangereux, le Gouvernement a répondu par une disposition inutile, dont le gain espéré est d’ordre purement symbolique. Toutefois, quitte à s’intéresser au symbole, certaines questions méritent d’être posées : est-ce un bon symbole pour les maires que d’être encouragés à se sentir protégés par une précision législative dont tout le monde sait pertinemment qu’elle ne sert à rien ? Est-ce un bon symbole pour les juges de se voir préciser l’évidence (une faute s’analyse au regard de l’état des connaissances au moment où elle est commise), comme si les magistrats étaient dépourvus de la moindre faculté de discernement, alors que cette faculté est précisément l’un des attributs qui fait la noblesse de leur fonction ? Est-ce un bon symbole de faire apparaître dans le droit commun une disposition neutre, bavarde, qui parle pour ne rien dire, tout en sachant qu’elle ne fait qu’encombrer le Code pénal d’un ornement superflu supplémentaire ? Bref, de façon générale, doit-on considérer qu’une disposition inutile pour le droit, insultante pour le juge, et infantilisante pour le maire, constitue un bon symbole ?
La réponse à toutes ces questions est clairement négative, et l’on comprend bien qu’une fois de plus, face aux excès de certaines positionnement politiques, il s’est agi pour l’exécutif de trouver un semblant de compromis en tentant de soigner son image – avec, toutefois, moins d’habilité qu’en temps ordinaire. Changer la forme sans rien changer au fond : quelle merveilleuse illustration du « en même temps » !
Reste à savoir le sort qui sera réservé à ce texte après sa discussion, aujourd’hui même, en commission mixte paritaire…