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Journaliste indépendant et conseiller régional écolo, écologiste libertaire, altermondialiste et animaliste à tendance gandhienne.

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Billet de blog 3 avril 2013

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La pendule et le jasmin : rencontre avec la société tunisienne sur fond de FSM

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Il faisait très beau ce mardi 26 mars, dans la capitale du pays de la « révolution du Jasmin », et le soleil chauffait les visages des altermondialistes réunis en fin d'après midi sur la Place du 14 janvier 2011 (sa nouvelle appellation pour marquer le jour de la fuite de Ben Ali) avant de débuter leur marche marquant l'ouverture officielle du FSM. L'horloge dominant la place rappelait à bon escient que l'heure tourne, et que le peuple tunisien attend toujours sa constitution, ses nouvelles élections et une direction politique claire pour les mois et années qui viennent. Les participants du Forum, de toutes nationalités, étaient eux plus de 70 000 à marcher ensemble direction le stade Menzah pour assister à un concert de Gilberto Gill et à une prise de parole de Besma Khalfaoui, la veuve de Chokri Belaïd, l'avocat militant des droits de l'homme et grande figure de la gauche tunisienne assassinée de trois balles à la sortie de son immeuble le 6 février dernier.

Mais Besma, nous avons pu la rencontrer la veille, lundi 25 mars, en fin d'après-midi. En effet, celle-ci nous a fait l'immense honneur de nous recevoir chez elle en petit délégation d'écologistes, composée notamment de Pascal Durand, le secrétaire national d'Europe Ecologie Les Verts, Françoise Alamartine, secrétaire nationale adjointe, ou encore les parlementaires Jean-Paul Besset et Michèle Bonneton. Pendant près de deux heures, nous avons pu échanger avec cette grande dame, avocate et militante des droits de l'homme et de la cause des femmes : malgré le fait que son mari se soit fait lâchement assassiner un mois et demi plus tôt, Besma est d'un calme admirable, et nous fait part d'une clarté d'analyse assez hors du commun. Mme Khalfaoui nous raconte comment, depuis la mort de Chokri Belaïd, elle fait face aux dizaines de sollicitations quotidiennes de la part de la presse nationale et internationale. 1,4 millions de personnes ont assisté à l'enterrement de Chokri, toute classe d'âge et classe sociale confondues. Besma continue de recevoir quotidiennement le soutien de centaines de Tunisiennes et de Tunisiens. Il y a une vraie solidarité spontanée qui s'est créée et l'assassinat de Chokri Belaïd a été une onde de choc qui continue de parcourir tout le pays. Chaque mercredi midi, des milliers de personnes manifestent avenue Bourguiba en sa mémoire.

Le gouvernement a été jusqu'à aujourd'hui en défaillance totale par rapport à la situation. Chokri, se sentant menacé, avait demandé il y a quelques mois une enquête au ministre de l'Intérieur, qui lui avait répondu qu'il n'y avait aucune crainte à avoir. Depuis, ce ministre de l'Intérieur est devenu premier ministre. Il s'agit de Ali Larayedh. Pour Besma, il est au moins responsable par omission, et c'est de toute façon extrêmement grave. La veuve de Chokri Belaïd nous fait également part de la responsabilité des désormais fameuses Ligues de protection de la révolution, en fait des ligues islamistes en train de mettre le pays en coupe réglée et de faire monter la violence et les tensions en Tunisie. Besma est révoltée du fait que le président Moncef Marzouki ait pu les inviter à déjeuner. D'après Besma, la France semble trop indécise face aux tensions en cours en Tunisie et à la façon dont la Troika sous influence d'Ennahdha se comporte. Actuellement, la Tunisie subirait une contre révolution conservatrice sous influence islamiste extrêmement inquiétante pour l'avenir du berceau des printemps arabes. Nous ressortons de cet entretien assez bouleversés. Personnellement, ma vision du parti Ennahdha était de considérer qu'un mouvement sur le modèle de l'AKP turc pouvait émerger et que plutôt que de rejeter en bloc ce parti, il fallait tout faire pour dialoguer avec ses éléments les plus modérés. Après la rencontre avec Besma, je commence à douter de cela et me dit qu'en matière de processus politique, les modèles d'importation sont rarement pertinents et la réalité toujours plus difficile que ce que l'on en attend. La tenue du FSM à Tunis en est d'autant plus fondamentale.

Mardi 26 mars, après la marche solidaire des altermondialistes du monde entier, nous rencontrons, toujours en délégation d'écologistes, grâce à l'intermédiaire de notre partenaire Tunisie Verte, le Front Populaire, nouvelle coalition politique née en octobre dernier et regroupant douze partis de la gauche et des écologistes tunisiens. Chokri Belaïd en était le leader avant de se faire assassiner. Hamma Hammami, son porte-parole, nous donne le point de vue du Front sur le processus révolutionnaire en cours. D'après lui, le système répressif de Ben Ali est toujours en place. Au niveau économique et social, rien n'a changé alors que ce sont avant tout les mauvaises conditions de vie d'une majorité de la population qui ont entraîné la révolution tunisienne. Même si c'est déjà extrêmement important, le peuple tunisien n'a gagné que la liberté. La lutte continue. La Constituante, de même que le droit de s'exprimer et de manifester ont pu être obtenus. Mais depuis, les conservateurs d'Ennahdha ont gagné, et ils sont en train de vendre les biens de la Tunisie aux capitales du Golfe. Pour le Front Populaire, l'objectif d'Ennahdha est avant tout d'instrumentaliser l' appareil de l'état. Monsieur Hammami nous parle des fameuses Ligues de protection de la révolution, qu'il qualifie de milices criminelles collaborant avec Ennahdha et agissant au sein du ministère de l'Intérieur. Un certain nombre d'Imams appellent aujourd'hui à la violence dans les mosquées. Or, pendant ce temps, la situation économique est catastrophique, avec un taux d'inflation à 10% et un taux de pauvreté situé entre 25 à 30 %. La dette de la Tunisie a elle augmenté de 20%. Et on ne sait toujours pas exactement quand les élections auront lieu. Le pays est donc en pleine crise politique, économique et sociale. L'assassinat de Chokri Belaid est quant à lui analysé comme un acte visant le Front Populaire, aujourd'hui troisième force du pays, à 15% dans les sondages. Le FP réclame notamment la dissolution des milices, la neutralité des mosquées et la révision des nominations administratives décidées jusqu'à présent par Ennahdha. Ils veulent mettre fin à la « braderie des richesses nationales », alors que 500 sociétés publiques ont été revendues récemment, et que des milliers de paysans demandent de la terre pour vivre. Par rapport à ce triste constat, le Front populaire espère en la prochaine tenue du Congrès de dialogue national prévu par l' (UGTT) (que nous rencontrerons le samedi 30 mars au matin), afin de mettre au moins tout le monde d'accord sur les règles du jeu, dont une date limite pour l'élaboration d'une loi électorale. Pendant ce temps, Ennahdha vient de signer un accord avec le FMI qui va aboutir à expulser plus de travailleurs ou encore à augmenter d'avantage les prix des produits de première nécessité. Les économistes ont calculé que pour vivre, les Tunisiens devaient avoir 760 dinars par mois. Or le salaire minimum est aujourd'hui à 320 dinars/mois pour 48h par semaine. Sur le plan écologique, c'est visiblement également la catastrophe, ce que nous confirmera d'ailleurs le président Marzouki lors de la Union Générale Tunisienne du Travail rencontre avec la délégation au palais présidentiel le vendredi 29 mars au matin : traitement des déchets inefficient avec la corruption de l'ancien régime encore présente, gaz de schiste, plastics omniprésents, pollution de la méditerranée de Gabes jusqu'à Djerba, etc. Le constat général est sombre et nous sortons de la rencontre un peu plus troublés que la veille.

Le lendemain, mercredi 27 mars, c'est l'UNFT (Union nationale de la Femme tunisienne) que nous rencontrons, toujours en délégation EELV, vers 18h rue Bab Bnat, à quelques pas de la médina de Tunis et du palais du gouvernement, après une journée entière passée entre stands et ateliers du FSM. L'UNFT, c'est un mouvement de 180 000 membres répartis sur l’ensemble de la Tunisie, dont l’objectif est de défendre « les droits de la femme ». Ce mouvement s’appuie sur ses 10 000 bureaux pour développer des centres de formation, des jardins d’enfants, le planning familial, etc, et mettre en place des projets culturels, sociaux et économiques. Cette association était très liée au pouvoir sous le régime Ben Ali. Mais elle se veut désormais totalement libre et indépendante de tout pouvoir politique. D'après la présidente de l'UNFT, cette liberté semble avoir été arrachée de haute lutte, au prix de nombreux procès et de sacrifices matériels. Elle nous explique que depuis trois mois, l’Etat tunisien refuse de payer les salaires des 350 employés de l’association. Résultat, deux tentatives de suicide sont déjà à déplorer au sein de l'équipe de l'UNFT. Pascal Durand s'engage à faire part de la nécessité de ne pas couper les vivres de l'association au Président Marzouki, ce qu'il fera lorsque nous le rencontrerons. Le pouvoir actuel, de par ses orientations et les questions qu’il met sur la place publique, inquiète beaucoup les femmes de l’UNFT. Va-t’on reconnaître le mariage coutumier ou légaliser la polygamie ? Le code du statut personnel (CSP), acquis fondamental pour la liberté des femmes tunisiennes, va-t’il être du ressort de la loi, donc aisément modifiable, ou va-t’il avoir valeur constitutionnelle ? Les femmes dirigeantes de l'UNFT nous font par ailleurs part d'une montée de la violence extrêmement inquiétante dans la société tunisienne, notamment à l’égard des femmes (menaces, viols, assassinats, etc.), et souvent le fait des Ligues de protection de la Révolution. En tous cas, ces femmes que nous avons rencontrées sont brillantes, déterminées et courageuses, mais également très inquiètes. C’est pourquoi elles sollicitent l’aide et le soutien des Européen-ne-s, pour les aider à défendre les valeurs de la révolution tunisienne, valeurs universelles qui sont également les nôtres : « dignité, emploi et travail et liberté ».

Le vendredi 29 mars, nous rencontrons le matin au Palais présidentiel le président Marzouki, en délégation plus restreinte autour de Pascal Durand. Les ors du Palais de Carthage sont particulièrement impressionnantes, avec une terrasse donnant sur la mer absolument phénoménale, où « le café vaut un million de dollars », comme le souligne avec humour le conseiller du président. Moncef Marzouki nous fait part de sa grande préoccupation en matière d'écologie. L'échange est court mais très instructif. Beaucoup de reproches sont faits à ce président, tant de la part de la gauche, en particulier du Front populaire, que des anciens Rcdistes (du RCD, le parti de Ben Ali dissout après sa fuite le 14 janvier 2011) dont certains se sont recyclés au sein du mouvement « centriste » Nidaa Tounes, de même que de personnalités d'Ennahdha. Le président tunisien se retrouve ainsi au centre des crispations sociales et identitaires de tout un peuple en ébullition, qui attend toujours sa constitution et un calendrier électoral clair. Et certains de ses propos, comme l'affaire « des potences », ne viennent pas vraiment apaiser la situation. La situation du président tunisien m'invoque une pièce très shakespaerienne qui pourrait s'appeler « le roi nu de Carthage ».

Tandis que le conseil international du Forum Social se réunit pour tirer ses conclusions de trois jours de débats intenses, nous rencontrons ensuite en fin de journée l'Union des Jeunes diplômés chômeurs dans leurs locaux, avenue de la liberté à Tunis. Cette association créée en mai 2006 et dont le visa fut toujours refusé sous Ben Ali, s'est vue ensuite autorisée après la révolution. Ils se sont constitués en association pour pallier l'angle mort entre l'UGTE pour les étudiants et l'UGTT pour les salariés et défendre les intérêts des milliers de jeunes diplômés de l'université mais n'arrivant pas à trouver un emploi correspondant à leurs qualifications. L'UDC a aujourd'hui 10 000 adhérents, 24 bureaux régionaux et 170 bureau locaux. En 2013, il y a toujours 315 000 diplômés chômeurs sur un million de chômeurs, et d'après l'UDC l'Etat ne fait toujours rien pour pallier à cette catastrophe sociale. Entre 2012 et 2013, il n'y a eu que 30 000 postes de créés. La corruption est encore omniprésente et le nouveau pouvoir en place aurait créé onze associations en parallèle proches du pouvoir pour aider à maquiller les vrais chiffres. Les représentants de l'UDC ont été reçus trois fois par les conseillers du Président Marzouki, mais d'après eux ça n'a abouti à rien. Nous sortons d'ici à la fois inquiets pour l'avenir de la Tunisie, mais également rassurés par l'extraordinaire vigueur de sa société civile, en particulier de sa jeunesse diplômée bien décidée à prendre en main son avenir.

Notre cycle de rencontres s'achève le samedi 30 mars avec l'Union Générale Tunisienne du Travail, la fameuse UGTT, et Tunisie Verte, notre principal partenaire écologiste en Tunisie, avant la grande marche de clôture du FSM consacrée à la Palestine. Fondée en 1946, l'UGTT s'est toujours imposée sur la scène tunisienne comme un acteur politique incontournable, forte de ses 750 000 adhérents revendiqués implantés dans toutes les régions de Tunisie. C'est un Etat dans l'Etat, un des grands acteurs de la révolution, un des principaux organisateurs encadrants du FSM et un « poil à gratter » du pouvoir. Son nouveau dirigeant, Houcine Abassi, nous explique avec énormément de clarté comment la Tunisie vit un moment extrêmement difficile au niveau politique et social. Il considère que l'on est train de sacrifier les problématiques économiques et sociales au profit de positionnements politiciens démagogiques autour de la charia, du droit des femmes, etc., alors que l'immense majorité des Tunisiens n'est absolument pas descendue dans la rue pour cela mais pour réclamer un emploi et la liberté d'expression. L'UGTT cherche elle à créer un climat de dialogue et de concertation pour épargner le pays. Elle propose de tenir un grand Congrès national du dialogue avec tout le monde, à l'exception d'Ennahdha et du CPR qui ont d'ores et déjà refusé d'y participer. Face à la situation économique catastrophique, l'UGTT travaille à l'élaboration d'un consensus national pour sortir de l'impasse actuelle.

Nous rencontrons ensuite Tunisie Verte. Abdelkader Zitouni, son leader et vieux compagnon des écologistes français et européens, nous présente de nouveaux adhérents, jeunes et dynamiques, dont Mariam et Youssef. Elle, très jolie femme trentenaire indépendante, consultante en politique sociale et agricole dans les zones rurales tunisiennes, très attachée aux questions environnementales et à des solutions pragmatiques au plus près des gens. Lui, jeune médecin et musicien amateur (très doué, il nous en fait la démonstration en début de réunion), est à l'initiative d'une caravane musicale pour aller parler d'écologie dans les quartiers populaires de Tunisie, en particulier dans la banlieue pauvre de Tunis très éloignée des actuels débats politiques. Nous avons le même constat de part et d'autre de la Méditerranée : il est très difficile de parler d'écologie à toute une partie de la population dont les difficultés économiques font passer au second plan cet aspect. En cette matière, comme en d'autres, les écologistes français n'ont pas vraiment de leçons à donner à leurs amis tunisiens, confrontés aux mêmes difficultés. Nous actons le bon bilan du partenariat passé ces dernières années et réaffirmons notre volonté de continuer à travailler ensemble à l'avenir. Puis une fois la réunion terminée, nous partons toutes et tous direction la grande manfestation de clôture du Forum Social Mondial.

Alors quel bilan tirer de ce FSM et de toutes ces rencontres ? Ce qui est sûr, c'est que la Tunisie est un formidable laboratoire, non seulement pour le développement de la démocratie dans tout le monde méditerranéen et le Moyen Orient, mais également pour expérimenter des modèles alternatifs au système actuel de globalisation financière : économie sociale et solidaire à grande échelle, aides aux entrepreneurs sociaux, tentatives de monnaies alternatives, etc. Ce qui est également certain, c'est que les cycles de forums sociaux s’essoufflaient ces dernières années et que le conseil international du FSM hésitait à tout arrêter. Le rendez-vous de Tunis, qui est réellement un grand succès, avec 70 000 participants et des milliers d'ateliers dans une ambiance très festive, malgré les quelques tentatives de récupération, a relancé la dynamique. Un autre monde reste possible, et la société civile tunisienne nous montre la voie. Car c'est le bilan que moi je tire de cette semaine extraordinaire : le peuple tunisien, dans toute sa diversité, est extrêmement dynamique et lucide, et ne veut absolument pas subir un hold up sur SA révolution, tant côté salafiste que de l'extrême gauche ou des anciens du RCD. La plupart des gens se souviennent très bien pourquoi ils sont descendus dans la rue : principalement pour réclamer de meilleures conditions de vie et le départ d'un despote cleptomane corrompu jusqu'à l'os avec toute sa famille, pas pour se retrouver avec la charia ou une pseudo posture de lutte des classes à la tête de l'Etat. Et beaucoup sont prêts à redescendre dans la rue pour rappeler tout cela à l'actuel pouvoir. Bien que subissant de plein fouet la crise, la société civile tunisienne est un modèle d'inspiration pour nos sociétés du Nord de la Méditerranée. La France, et en particulier la majorité « de gauche » au pouvoir, devrait en prendre de la graine et faire preuve d'un peu plus d'imagination qu'actuellement. Du jasmin plutôt qu'une rose de plus en plus fanée ?

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