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Journaliste indépendant et conseiller régional écolo, écologiste libertaire, altermondialiste et animaliste à tendance gandhienne.

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Billet de blog 28 septembre 2017

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Costa Rica, le pays où la vie vaut plus chère

L'Amérique Latine suscite bien souvent les passions en France. Beaucoup y projettent leurs propres fantasmes idéologiques, le débat tournant souvent en boucle autour des mêmes termes et des soi-disant mêmes "modèles". Le Costa Rica n'y est quasiment jamais invoqué, ou alors simplement comme destination touristique de rêve. Pourtant ce petit pays mérite vraiment qu'on s'y attarde davantage:

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« Il y a entre l’Europe et l’Amérique latine un mélange de différence exotique et de continuité culturelle qui font de cette relation un espace de projection privilégié de tous les fantasmes idéologiques et de toutes les pulsions utopiques. Hier, Paris était la Mecque du progrès et de la culture pour toutes les élites latino-américaines. Aujourd’hui, les expériences menées à Caracas ou à La Paz sont perçues comme une des clés de l’émancipation universelle par une partie de la gauche radicale européenne. Les mêmes personnes qui se garderaient bien de se prononcer sans enquête approfondie sur la trajectoire des maoïstes népalais, les problèmes du gouvernement communiste indien au Bengale, la guérilla musulmane en Thaïlande ou les conflits internes de l’ANC sud-africaine, n’hésiteront pas à émettre des proclamations définitives ou à s’engager dans des polémiques féroces – et en général passablement sous-informées – à propos des zapatistes, de Chávez ou des piqueteros argentins. Il n’est pas trop difficile d’apprendre l’espagnol ou le portugais, il est encore plus facile de croire qu’on les comprend bien et surtout, qu’on saisit par ce biais toutes les nuances d’une situation sur le terrain – y compris quand on y exalte l’altérité supposée de l’Indien ou du Noir (qui semble consoler certains de la grisaille de leur modernité quotidienne). Bref, l’avantage de l’Amérique latine, du point de vue de l’imaginaire, c’est que c’est une sorte de Même qui est un peu Autre et un Autre qui est un peu le Même. »

Marc Saint-Upéry, auteur du « reve de Bolivar », éd. La Découverte, 2007, dans une interview donnée au CETRI en 2009

Illustration 1
Costa Rica, côte pacifique, sept.2017 © BJ

Comment ne pas être d'accord avec cette longue citation de Marc Saint-Upéry? En effet, et le grand écrivain uruguayen malheureusement décédé Eduardo Galéano le soulignait également dans ses veines ouvertes de l'Amérique Latine, le terrain latino-américain est souvent le laboratoire in vivo des fantasmes idéologiques européens, en particulier à la gauche de la gauche en France. Brésil de Lula-Roussef, Argentine des Kirchner ou encore Venezuela des Chavez-Maduro déchaînent les passions et les débats enflammés dans l'Héxagone. Les récentes passes d'armes entre les Marcheurs macroniens et les Insoumis mélenchoniens sur le caractère dictatorial ou nécessairement défensif face aux attaques du Grand Capital du régime de Maduro cet été illustraient on ne peut mieux cet état de fait1.

Loin de toute cette agitation existe pourtant un autre état en Amérique Latine susceptible de donner des idées et de fournir une certaine exemplarité aux gauches européennes en quête d'utopies réalisables, à moins de 2000 km de Caracas. Cet état est certes bien connu en France et en Europe parce qu'il constitue une destination touristique très prisée, en particulier des écolos, des naturalistes et autres « bobos » en quête de retour aux sources et à la nature, mais il souffre justement de cette injustice: n'être encore qu'un objet touristique. Alors qu'il mériterait bien plus, et d'être notamment analysé comme un sujet profondément politique, susceptible lui aussi de déchaîner les passions politiques en Europe. Cet état, c'est évidemment le Costa Rica.

Situé en Amérique centrale, entre le Panama et le Nicaragua, doté d'une population d'environ cinq millions d'habitants (capitale San José), à la biodiversité extraordinaire, le Costa Rica fait très rarement les gros titres de la presse internationale. Surnommé « la Suisse de l’Amérique centrale », le pays semble sans aucun doute beaucoup trop calme pour les agitations politiques à la Française. Et pourtant, pourtant la première réalisation costaricienne, qui a fait connaître le pays sur la scène internationale, est on ne peut plus politique et passionnante: l'abolition de l'armée.

En effet, depuis le 1er décembre 1948, le Costa Rica est officiellement un pays neutre, devenu la première nation du monde à avoir constitutionnellement supprimé son armée. C'est José Figueres Ferrer, surnommé affectueusement Don Pepe par les Costariciens, qui après avoir restauré la démocratie en 1948, devient président de la Seconde République du Costa Rica et renonce de lui-même à exercer le pouvoir par la force, décrétant la fin de son armée et parallèlement la nationalisation des banques. José Figueres Ferrer fait alors adopter une constitution politiquement très libérale, qui accorde le droit de vote aux femmes et aux noirs et interdit deux mandats présidentiels immédiatement consécutifs, excellente arme juridique contre les dangers éventuels du présidentialisme. L'objectif principal de l'abolition de l'armée est d'éviter les putschs pour garantir la démocratie et l'état de droit (suffisamment d'exemples dans les pays aux alentours en illustrent la nécessité), afin en contrepartie de financer davantage l'éducation et la santé. Le Costa Rica réaffecte alors son budget militaire à l’ensemble de ses universités et à ses trois principaux hôpitaux. En moins de dix ans, l’espérance de vie décolle, le taux de mortalité chute et l’éducation progresse d'un pas de géant, tant et si bien qu'aujourd'hui le pays a un taux d’alphabétisation proche de 100% et s’appuie sur une sécurité sociale efficace.

Lorsque l'on voyage au Costa Rica, en empruntant notamment les routes sans asphalte au fin fond des zones rurales éloignées de la capitale et de sa vallée centrale urbanisée, il est en effet frappant de croiser systématiquement à l'entrée ou à la sortie du moindre petit village traversé un établissement scolaire et un centre de soins.

Le temps semble donc avoir donné raison à Don Pepe puisque aujourd'hui le pays possède un des IDH (indice de dévevoppement humain) les plus élevés de la région. Mieux, en 2010, selon l'indice d'inégalité des genres, le Costa Rica est l'état le plus respectueux de l'égalité femmes-hommes d'Amérique Latine, et depuis 2009, encore mieux, le pays est premier au classement Happy Planet Index (HPI)2, peut-être donc le meilleur « pays où il fait bon vivre » de toute la planète.

A défaut d'armée, le Costa Rica a simplement une force de sécurité intérieure, la « Fuerza Pública », d'environ 13 000 hommes, assurant les fonctions classiques d'une police nationale, police judiciaire, sécurité publique et maintien de l'ordre, auxquelles s'ajoute la lutte contre le trafic de drogues, fléau régional.

Certains rétorqueront à raison que la défense du territoire costaricien est assurée par les forces armées des Etats-Unis, et donc que le Costa Rica est un « confetti de l'Empire », dépendant politiquement de Washington. Parce que si le Costa Rica n’a pas connu de guerre civile depuis 1949, il a par exemple vu son intégrité territoriale menacée par le Nicaragua d'Ortega entre 2010 et 2013, lors de l'invasion par ce dernier de la petite île de Calero. Le Costa Rica avait alors du appeler à l'aide son allié américain, mais s'était surtout servi du droit international pour faire intervenir la Cour Internationale de Justice, ce qui avait poussé au final le Nicaragua à faire marche arrière. Conflit réglé ainsi de façon parfaitement non-violente. Alors certes San Jose peut apparaître comme un simple vassal de Washington, mais lorsque l'on observe les choix politiques opérés par le Costa Rica, et ce depuis plusieurs décennies, on ne peut guère se contenter de ce raccourci géopolitique, surtout aujourd'hui alors que la Maison Blanche est occupée par un Donald Trump va-t'en-guerre vitupérant.

Dixit Luis Guillermo Solis, président du Costa Rica depuis mai 2014: « Ne pas avoir d'armée est une source de paix et de tranquillité », ce contrairement à l’Europe où « l’armée est associée à la défense de l’Etat, à l’essence même de la Nation alors que dans beaucoup de pays d’Amérique latine, l’armée est associée au terrorisme d’Etat, à la destruction de la démocratie, à la perversion des institutions.»3

Imaginons quelques instants en France, la « patrie des droits de l'Homme », un budget militaire de 32,6 milliards d'euros cette année qui serait directement réinjecté dans l'éducation et la santé. Cela permettrait sans nul doute de sauvegarder quelques emplois aidés dans nos établissements scolaires, de revaloriser les salaires des instituteurs et des professeurs (qui gagnent encore presque deux fois moins que leurs collègues allemands ou danois), de recruter drastiquement dans les hôpitaux publics français où une bonne partie du personnel est sur le point de craquer et de garantir un accès aux soins de qualité et gratuit à l'ensemble de la population. Et à défaut, si la France osait juste se passer de sa dissuasion nucléaire, si utile à l'ensemble de la population, pour transférer l'équivalent budgétaire à la santé et à l'éducation? Cela représenterait tout de même 3,4 milliards d'euros par an, soit un peu plus d'un tiers du fameux « trou de la Sécu ». Qui oserait donc mettre cette proposition sur la table? Allons, vous n'y pensez pas?! Mieux vaut continuer de faire semblant de se déchirer sur l'avenir du Venezuela, tout en continuant de gauche à droite à saluer la « grandeur » de l'armée française, comme lors de la polémique sur l'éviction de Pierre de Villiers.

Imiter le Costa Rica ? Soyons sérieux. Que vaut un pays où il fait bon vivre face à la fierté franchouillarde chaque année au 14 juillet de voir des chars détruire la chaussée des Champs Élysées sur une musique qui marche au pas?

Si l'on ajoute que le Costa Rica est un pays pionnier en termes de protection de l'environnement, ayant développé dès les années 70 un modèle d'écotourisme devenu une référence mondiale, protègeant sévèrement plus du 26% de son territoire terrestre et plus de 9% de son territoire maritime classés en zones écologiques protégées, ayant prévu une empreinte écologique neutre d'ici 20214 ainsi que l'interdiction du plastique à usage unique la même année, la chasse étant totalement interdite sur tout son territoire, etc. N'en jetons plus, le Costa Rica semble bien posséder de nombreux atouts susceptibles de convaincre les progressistes et les « gauches » européennes, bien au-delà des cercles écologistes désireux d'un beau séjour pour leurs vacances.

Illustration 2
Affiche à Montezuma, côte pacifique, sept.2017 © BJ

Bien entendu, le pays n'est pas exempt de défauts et de contradictions, comme son économie basée encore en grande partie sur l'exportation industrielle de bananes et d'ananas se traduisant par des exploitations à perte de vue dans certaines régions entraînant déforestations, pollutions aux pesticides, impacts négatifs sur la biodiversité et gaz à effet de serre, comme dans la province du Limón. Néanmoins le tableau d'ensemble, s'il n'est pas idyllique, vaut largement qu'on s'y attarde.

Le pays a su trouver un bon équilibre permettant un modèle de croissance économique nettement moins néfaste pour son environnement que l'ensemble de ses voisins, tout en garantissant la paix à l'ensemble de ses habitants, une certaine qualité de vie, des inégalités nettement moins marquées que dans le reste de l'Amérique Latine et une image positive s'exportant dans le monde entier.

Donc la prochaine fois qu'on me parle du Venezuela ou d'un quelconque « modèle » latino-américain, personnellement je répondrai « Costa Rica, le pays où la vie vaut plus chère ».

Illustration 3
Bananeraies industrielles, route de Limon, sept.2017 © CF

1Sur le sujet, le plus raisonnable semble d'écouter Luisa Ortega, juge chaviste qu'on ne peut pas soupçonner de faire le jeu de la droite venezuelienne et devenue la plus grande opposante à Nicolás Maduro.

2 Indicateur économique alternatif au PIB et à l'IDH calculé selon les critères du bien-être des populations, des inégalités, de l'espéance de vie et de l'empreinte écologique et créé par la New Economics Foundation (NEF), un think tank britannique.

3Voir http://www.francetvinfo.fr/monde/ameriques/video-costa-rica-ne-pas-avoir-d-armee-est-une-source-de-paix-et-de-tranquillite_888207.html

4 Sachant que le Costa Rica utilisait déjà 99% d'énergies renouvelables en 2015 – rappelons que l'Europe s'est fixée comme objectif 20% d'énergie verte en 2020, qu'elle est loin d'atteindre à ce jour.

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