Benjamin Marty

Abonné·e de Mediapart

1 Billets

0 Édition

Billet de blog 23 avril 2020

Benjamin Marty

Abonné·e de Mediapart

Déserté, Maîtres, vraiment?

Réponse à la tribune des avocats Dominique Tricaud, Matteo Bonaglia et Anis Harabi, «La justice a disparu et les juges ont déserté», publiée le 22/04/2020. Par un juge qui n'y a pas reconnu le quotidien actuel des juridictions.

Benjamin Marty

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Déserté, Maîtres, vraiment ? 

Déserté, alors que depuis cinq semaines, magistrats et greffiers font tout leur possible pour gérer les conséquences de la crise sanitaire sur les droits et libertés des citoyens, en travaillant dans l'urgence pour s'adapter à un fonctionnement totalement inédit, qu'il a fallu improviser avant même la parution des ordonnances du gouvernement ? 

Chers Maîtres, je voudrais croire que vous avez oublié, lors de l'écriture de votre tribune, de penser aux juges des enfants qui ont dû faire face à une augmentation considérable du nombre de demandes de placements en urgence pour des mineurs en danger. 

Je voudrais croire que vous avez, de même, oublié les juges aux affaires familiales qui n'ont pas cessé de rendre des ordonnances de protection dans les situations de violences conjugales, en dépit d'une procédure réformée depuis peu et qui impose aujourd'hui un rythme particulièrement soutenu où le juge doit, tant bien que mal, concilier protection des victimes et droits de la défense.

J'aimerais croire que vous avez également oublié les juges de l'application des peines et les parquetiers de l'exécution des peines qui, depuis le début de la crise, avec l'aide de la direction des établissements pénitentiaires et des services d'insertion et de probation, font ce qu'ils peuvent pour ramener la population carcérale à un niveau plus adapté aux normes de sécurité sanitaire, conscients du risque qui pèse sur les détenus comme sur les surveillants, tout en s'assurant que ces libérations anticipées ne compromettent pas leur sécurité et celle des autres.

Je souhaiterais croire que avez oublié ceux qui tiennent jour et nuit, y compris le weekend, la permanence du Parquet, afin que chaque situation signalée par les forces de police et de gendarmerie reçoive une réponse appropriée.

Je voudrais aussi croire que vous avez oublié les juges civils, qui continuent de rédiger les jugements en attente, pour trancher les litiges déjà en état et pouvoir, dès la reprise des audiences, rendre plus rapidement les prochaines décisions.

J'aimerais croire que vous avez oublié tous ceux-là et tous les autres encore, ceux qui siègent en comparution immédiate pour apporter une réponse rapide aux délits qui le demandent, ou les juges d'instruction qui continuent de boucler les dossiers qui peuvent l'être. J'en oublie certainement.

J'aimerais vraiment croire tout cela, mais je ne peux pas, car vous avez écrit, noir sur blanc, l'exact opposé de ce qui se passe actuellement dans les juridictions. 

Vous souhaiteriez nous voir « intervenir dans l'urgence pour sauver des familles que le confinement déchire, protéger les enfants battus » ? C'est ce que nous faisons. Nous n'avons pas laissé le virus nous empêcher de faire notre travail, en sachant pertinemment que le confinement allait faire exploser bon nombre de situations déjà difficiles, quel que soit le contentieux.

Vous vous étonnez, à la fin de votre tribune, que notre désertion n'ait pas provoqué « de guerre civile ou de retour à la loi du Talion ». Peut-être est-ce, justement, parce que cette désertion que vous dénoncez à grands cris, Maîtres, n'a en réalité jamais eu lieu ? 

Vous en avez assez de nous voir « renoncer ». Renoncer à quoi, Maîtres ? Aux responsabilités d'une profession que nous exerçons, comme vous exercez la vôtre, par passion, et à force de sacrifices personnels sans cesse plus importants ? Au combat quotidien qui consiste à s'adapter aux réformes successives, dans tous les domaines du droit, malgré des dispositions qui paraissent parfois contraires à la logique ou à notre sens de la justice ? A celui, encore plus difficile, de s'adapter au manque de temps pour traiter les dossiers comme ils le méritent, au manque de personnels de greffe sans qui rien ne serait possible, au manque de moyens matériels, aux outils numériques obsolètes ?

Les magistrats sont conscients de votre rôle indispensable, tout comme ils sont conscients des difficultés économiques qui menacent aujourd'hui de très nombreux cabinets d'avocats. Nous savons pertinemment que cette crise intervient au pire moment possible, à la suite de votre mouvement de grève national, déclenché pour alerter sur les risques qui pèsent sur l'avenir de votre profession, et par ricochet, sur les justiciables.

Rassurez-vous, nous n'avons pas renoncé, nous ne le ferons pas davantage à l'avenir. Et nous espérons ardemment que vous serez à nos côtés.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.