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Billet de blog 5 juin 2009

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Le dernier livre d'un historien engagé

L’historien Claude Liauzu, né au Maroc en 1940, est décédé en mai 2007. Il a travaillé sur les phénomènes migratoires, sur les rapports entre Islam et Occident (en refusant le concept de guerre des civilisations), sur l’importance de la question coloniale dans les mémoires françaises.

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L’historien Claude Liauzu, né au Maroc en 1940, est décédé en mai 2007. Il a travaillé sur les phénomènes migratoires, sur les rapports entre Islam et Occident (en refusant le concept de guerre des civilisations), sur l’importance de la question coloniale dans les mémoires françaises. Son dernier livre récemment paru, Colonisations, migrations, racismes, rassemble des textes, souvent inédits, qui témoignent de ses différents intérêts et engagements. Paru aux Editions Syllepse, il comporte cinquante articles, allant des années 1970 à 2007, et six parties : les années tunisiennes, tiers-mondes et tiers-mondismes, Islam et Occident, migrations et racisme, Clio et Marianne, un historien engagé.
J’ai rencontré Claude Liauzu pour la première fois en 1979. C’était dans le couloir du département d’histoire de l’université de Jussieu. Grand, mince, presque maigre, tirant nerveusement sur sa cigarette, accoudé au mur et écoutant ses étudiants. Claude répondait calmement, ne perdant pas le sourire, tentant de dérider tout le monde, un vieil étudiant tunisien ombrageux, ou une jeune doctorante consciencieuse. Dans ses cours ou séminaires, il essayait de tirer le maximum de ses interlocuteurs qu’il invitait à participer à la discussion, inventant un langage personnalisé pour chacun. Hochant la tête pour marquer son accord, désamorçant des polémiques inutiles et ponctuant calmement ses phrases.
Considérant que le monde est une scène où il vaut mieux espérer que pleurer, persuadé que chaque individu détient les clés de son propre destin, même s’il est fortement déterminé par son environnement social, Claude Liauzu prône au début des années 1980 dans son enseignement la quête du savoir dans un contexte désenchanté. L’époque est au tiers-mondisme finissant. Des pamphlétaires disent que le « sanglot de l’homme blanc » doit cesser. J’ai à ce moment découvert un ouvrage de Claude, Aux origines des tiers-mondismes. Le temps étudié, l’entre deux guerres, les années 1930, était celui de la genèse du « tiers mondisme », en fait l’éveil politique des nationalismes au Maghreb. Il avait noté toute l’importance des intelligentsias de colonisés en formation, en particulier les premiers intellectuels noirs dans l’exil en France, tout en relevant « l’ouvriérisme » et le « populisme » à l’œuvre dans ces premiers mouvements politiques. Pour Claude, « les tiers mondismes sont des révélateurs de la réalité comme de l’imaginaire de nos relations avec le Sud, avec l’altérité. » Bien sûr, il fallait selon lui ne jamais sous estimer la signification du système colonial et la fin de sa domination, et l’importance de la prise de conscience des rapports inégalitaires entre le « Nord » et le « Sud ». Mais l’émergence d’Etats dont la nature était tyrannique ou autoritaire ; l’oppression des minorités dans les sociétés nouvelles (des berbères aux femmes exclues) ; le développement économique médiocre, et les réalités politiques aux antipodes des déclarations de principe…. tous ces facteurs l’ont poussé à adopter une distance critique à l’égard des discours complaisants. Nous nous sommes ensuite perdus de vu.
Dix ans plus tard, en 1992, nos chemins se croisent à nouveau. Je venais de terminer la rédaction de mon ouvrage, La gangrène et l’oubli, sur la mémoire de la guerre d’Algérie. Dans son livre, Race et civilisation, Claude Liauzu traite précisément du syndrome de la guerre d’Algérie dans la société française. Il écrit, et ses propos restent d’une brûlante actualité : « Cette guerre a laissé des troubles de mémoires profonds. (…) L’Algérie n’aura pas eu son Affaire Dreyfus, et cette guerre, qui a commencé si tard, n’a toujours pas de fin officielle puisqu’aucune date ne la commémore. » Il ne croyait pas si bien dire. Une guerre des mémoires commence alors, opposant adversaires et partisans de la colonisation. Claude avait pris toute la mesure de cette bataille. A côté de travaux plus classiques, plus universitaires, (comme L’Europe et l’Afrique méditerranéenne, de Suez à nos jours, paru en 1994, où il détaille avec érudition les relations d’interdépendance nouées entre les deux rives de la mer méditerranée qu’il aimait tant), il constate comment ceux qui affichent leurs traumatismes du passé, et s’engluent dans leurs misères du présent, se condamnent à ne pas s’en sortir. Il fait le constat d’une certaine impuissance de l’enseignement scolaire, et universitaire, à régler des conflits de mémoires qui apparaissent.
Claude Liauzu reste accroché à l’idée que l’enseignement à un rôle à jouer : il s’agit pour tout un chacun de cultiver sa singularité, et de déployer une bienveillance à l’égard de la culture de l’Autre. Il se bat ainsi contre l’idéalisme frustré mué en cynisme. Dans le combat, qu’il organise le premier contre la loi du 4 février 2005 déclarant la « colonisation positive », il reste fidèle à lui-même, dépositaire d’une manière et d’une idée de l’écriture de l’Histoire d’autant plus précieuse qu’elle est une forme de résistance opiniâtre à ce que notre époque distille de plus pernicieux : la désagrégation sociale, le refus du métissage et la déshumanisation au nom d’une pure logique de profit. Et tout son travail, loin d’opposer les « gentils » aux « méchants » de l’histoire coloniale, est d’une grande subtilité, montrant comment l’injustice et la misère conduisent les plus démunis à s’entre-dévorer ; comment la dégradation des valeurs d’égalité et la corruption morale affectent les groupes de personnes entrainés dans cette histoire du « Sud » ; et de quel « héroïsme » insoupçonné relève le sursaut moral qui permet à quelques uns de s’élever contre ce monde perverti.
A l’heure où les peurs montent et les frontières se ferment, les travaux de Claude Liauzu, rédigés avec sincérité et passion, resteront parce qu’ils nous rendent le monde plus compréhensible, plus ouvert à l’histoire de l’Autre.
Benjamin Stora.

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