Il y a très exactement deux siècles, en avril 1808, naissait l’Emir Abdelkader. Ce bicentenaire est passé inaperçu. Seule l’émission d’un timbre poste a commémoré cet événement. Pourtant l’histoire mouvementée d’Abdelkader, l’homme qui a tenu tête aux armées françaises de 1832 à 1847, épouse l’histoire compliquée de l’Algérie et de la France, de l’Orient et de l’Occident. Guerrier, grand érudit, mystique, initié à la franc maçonnerie.... il nous faut d’abord dire, en quelques mots, qui fut Abdelkader pour, ensuite, suivre le cheminement de sa postérité dans les mémoires.
L’Emir Abdelkader est né en Algérie le 6 septembre 1808 dans l’Ouest algérien et il est décédé en 1883. Agé de 24 ans il est proclamé émir, se présente en 1832 comme « le commandeur des croyants », prêche le jihad (guerre sainte) contre les troupes françaises. Convaincu de l’insuffisance de ses forces, il opte pour une stratégie du harcèlement tout en se préparant à un compromis qu’il juge nécessaire pour pouvoir organiser son armée. En 1834, il signe ainsi son premier traité de paix avec le général Desmichels et obtient la souveraineté sur toute l’Oranie, excepté les grandes villes comme Oran. Mais la trêve ne dure pas et la guerre reprend en 1835. Abdelkader alterne les victoires et les défaites. Le 14 mai 1843, le duc d’Aumale s’empare de la Smala, véritable capitale « volante » de l’Emir. Refoulé par ses anciens alliés marocains, l’Emir Abdelkader se rend au général Lamoricière le 23 décembre 1847.
Il est emprisonné à Toulon puis à Pau, il est libéré en 1852 et reçu à Paris par Louis-Napoléon, le futur Napoléon III, qui, dans l’optique de son projet de « Royaume arabe » songe à en faire un vice-roi. Installé à Amboise jusqu’à la fin de l’année 1852, il obtient de pouvoir quitter la France pour la Turquie. C’est en Syrie qu’il finit sa vie en 1883, après s’être illustré à plusieurs reprises en défendant notamment des milliers de Chrétiens lors d’émeutes confessionnelles à Damas. Durant cette même période, il visite la France à plusieurs reprises et participe à l’inauguration du canal de Suez. Durant les dernières années de sa vie, il poursuit la rédaction d’écrits mystiques inspirés du soufisme et est initié à la franc maçonnerie. Il entretient plusieurs correspondances avec les réformateurs religieux et des chefs militaires musulmans du Caucase et de l’actuelle Tchétchénie.
La renommée de ce « Commandeur des croyants » qui réussit à créer une armée régulière et jeta les bases d’un Etat algérien moderne, restera longtemps vivace dans bien des esprits algériens tout au long du temps colonial. Son petit fils, Khaled, qui jette d’un nationalisme moderne dès les années 1920 le dit, « n’oubliez pas vos parents qui ont répondu à mon grand-père ». Dans ce moment d’éveil du nationalisme moderne indépendantiste, il s’agit là de la transmission d’une mémoire active, combattante. « Le sabreur magnanime », le guerrier qui poursuit la lutte entamée par son père l’emporte alors largement sur l’itinéraire spirituel d’Abdelkader. C’est de la première partie de sa vie (conquête, insurrection, résistance) dont il sera question. Pourtant l’Emir avait une démarche d’action en direction d’une « double France » (coloniale et républicaine). En dépit des massacres, des atrocités, Abdelkader prit soin de « distinguer », plus même, de s’approprier le savoir de « l’autre ». En 1858, il jugeait ainsi les Français : « Les savants français et ceux qui les ont imités se sont occupés de mettre en œuvre cette force (celle de l’application pratique) et de lui faire produire des résultats. Ils en ont tiré les arts étonnants et les avantages extraordinaires qui leur ont permis de surpasser les Anciens dans ce domaine, et de rendre les Modernes conscients de leur retard.
Après l’indépendance, Abdelkader allait être oublié en France et recevra en Algérie les éloges de l’hagiographie. En l’absence d’un « père » issu de la guerre livrée contre la France, sa présence historique est sur-valorisée. Il occupe l’ensemble de l’espace dévolu traditionnellement aux figures du nationalisme, reléguant dans l’ombre la quasi totalité des autres personnages de l’indépendantisme politique algérien du XXe siècle (comme Messali Hadj ou Ferhat Abbas). Modestie de l’homme savant, vibrations du guerrier, érudition du mystique, ruse et ironie du stratège militaire, énigmes et grande théâtralité de l’homme d’Etat : il est insoupçonnable de concession, de compromis, de reniement de soi, de pacte avec l’ennemi. Sa vie après sa capture, ses écrits, ses rencontres en Syrie, sont minimisées. Seule compte la détermination guerrière. C’est une autre dimension qui tend à s’imposer. Inventeur de l’Etat moderne, protégé et ami de Napoléon III (et de Ferdinand de Lesseps), grand mystique de l’islam moderne, il réapparaît progressivementcomme l’homme de la « synthèse » entre Orient et Occident, entre résistance à l’Autre et acceptation des apports de « l’étranger », homme de la méditation à la fois rationaliste et métaphysique, prônant un islam d’ouverture et de réformes. Ses écrits spirituels, sa grande biographie établie par l’historien Bruno Etienne sont à redécouvrir.
Benjamin Stora.