Quarante ans après, l’événement mai 1968 et les mouvements d’avant-garde liés à cette période sont devenus sujets de thèse, objets de muséographie et valeurs cotées. Des documentaires aux images proclamées inédites, et déjà vues cent fois, aux beaux livres en forme d’albums photos coûteux, 68 est une séquence de commémoration devenue officielle, et passage obligé pour comprendre notre siècle. On l’enseigne dans les séminaires universitaires, on le compresse en dictionnaires et encyclopédies. L’esprit de mai est devenu un objet de consommation courant, fleurant bon le commerce. Dans un essai publié en tête du numéro 2 du « Surréalisme au service de la révolution » André Breton proposait de distinguer deux modes principaux de production intellectuelle : « 1 : Celui qui a pour objet de satisfaire chez l’homme l’appétit de l’esprit, aussi naturel que la faim. 2- Celui qui a pour objet de satisfaire chez le producteur des besoins tout à fait autres (argent, honneurs et gloires) ». On peut donc, à propos d’un événement si effervescent et si radical qu’était Mai 68, emprisonner des objets dans des vitrines, classer sagement les défis, tenter d’utiliser « l’appétit de l’esprit », pour paraphraser Breton, des uns pour servir l’appétit d’honneur ou de gloire des autres. Mais quelque soient les possibilités infinies ouvertes à la récupération, il reste qu’une parole, un geste, un texte, un mouvement gardent obstinément leur charge subversive et leur radioactivité irrépressible. Les marchands qui font des affaires et les universitaires qui font carrière n’empêcheront pas, heureusement, le feu d’une révolte et l’essor d’une pensée de se transmettre et de se propager. Si les avant-gardes commercialisées servent aux malins à changer leur niveau de vie, pour d’autres elles demeurent d’abord ce qui peut les aider à changer leur vie.
A propos de 68, la question principale, à mon avis, est celle qui voit ce passé toujours agir notre présent, et de quelle manière.D’abord, 68 apparaît comme un « chiffre » révélateur, indice et symptôme des promesses inaccomplies dans le renversement des hiérarchies sociales. On préfère opposer à ce constat si évident l’image élitaire de la
Pour ceux qui se situent dans cette nouvelle histoire, enfants des immigrations post coloniales en particulier, Mai 68 peut apparaître, si l’on n’y prend pas garde, comme une révolte de jeunes protégés, s’ennuyant dans leur société de consommation et de plein emploi. Poursuivre l’esprit de Mai, c’est s’adresser à ces nouvelles catégories de populations, et non entretenir un mode de commémoration stérile, factice. Dire le toujours nouveau principe d’égalité des droits, combattre préjugés, fantasmes et racisme. Incarner l’esprit de combativité contre les ordres établis.