Benjamine Weill2 (avatar)

Benjamine Weill2

Philosophe spécialisée sur les questions liées au travail social et la culture Hip-Hop

Abonné·e de Mediapart

49 Billets

1 Éditions

Billet de blog 3 juillet 2024

Benjamine Weill2 (avatar)

Benjamine Weill2

Philosophe spécialisée sur les questions liées au travail social et la culture Hip-Hop

Abonné·e de Mediapart

No Pasaran : quand une bonne idée vire au désastre

Ce lundi 1er juillet sortait le titre No Pasaran orchestré par Kore comme l’ont annoncé à peu près tous les médias rap en amont et les médias généralistes à sa sortie. Ainsi, 20 artistes rap se sont relayés sur plus de 9 min de prod pour dire leur haine du RN. Décryptage.

Benjamine Weill2 (avatar)

Benjamine Weill2

Philosophe spécialisée sur les questions liées au travail social et la culture Hip-Hop

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce lundi 1er juillet sortait le titre No Pasaran orchestré par Kore comme l’ont annoncé à peu près tous les médias rap en amont et les médias généraliste à sa sortie. Ainsi, 20 artistes rap se sont relayés sur plus de 9 min de prod pour dire leur haine du RN. 

NO PASARÁN - 20 rappeurs en 9'43 contre le RN (Clip officiel) © NO PASARÁN

En voilà une idée qu’elle est bonne

En soi, l’idée est bonne et cela faisait plusieurs années qu’elle était attendue par les activistes de cette culture historiquement engagée dans les luttes sociales et notamment l’antiracisme. Beaucoup se souviennent de 11’30 min contre les lois racistes sorti en 1997 au moment des lois restreignant le droit d’asile et d’accueil des étrangers comme le rappelait l’introduction de Jean François Richet, réalisateur et Madj en passe passe :

“Loi Deferre, loi Joxe, lois Pasqua ou Debré, une seule logique : la chasse à l'immigré. Et n'oublie pas tous les décrets et circulaires. Nous ne pardonnerons jamais la barbarie de leurs lois inhumaines. Un État raciste ne peut que créer des lois racistes. Alors assez de l'antiracisme folklorique et bon enfant dans l'euphorie des jours de fête. Régularisation immédiate de tous les immigrés sans papiers et de leurs familles. Abrogation de toutes les lois racistes régissant le séjour des immigrés en France. Nous revendiquons l'émancipation de tous les exploités de ce pays. Qu'ils soient français ou immigrés.”

Une belle mise en lumière des difficultés politiques et sociales, fidèle à l’esprit rapologique initiée par le label Cercle Rouge, Assassin Productions et White & Spirit production avec le réalisateur Jean François Richet et Maître Madj à l’orchestration. 

Nous attendions de pied ferme le rap français pour qu'il honore sa tradition antiraciste. Sauf que dès l’annonce sur les médias spécialisés, des questions se posent : 20 artistes seulement sur la somme importante d'artistes rap à disposition, aucune femme et une date de sortie après le premier tour. 

Par ailleurs, les fonds ne sont pas reversés à une association qui lutte contre le racisme mais à la Fondation Abbé Pierre dont la raison sociale est la lutte contre la précarité. Cette organisation fonctionne à partir de donations privées et non de subventions publiques. En effet, une fondation se distingue en ceci d’une association que ses fonds proviennent notamment de grands donateurs, autrement dit de grandes fortunes. Une association, en revanche, est à but non lucratif comme le précise la loi régissant les association de 1901. Premier paradoxe donc, pourquoi cette fondation et non pas une association antiraciste ? D'autant que dans les grands donateurs de la Fondation Abbé Pierre, certain.e.s votent RN justement... 

Le calendrier interroge aussi. Pourquoi sortir le son au lendemain du premier tour quand un des enjeux de la campagne était d’appeler au vote massivement dès le premier tour ?

Toujours est il que ces 9 min 43 de prod lancinante et efficace, permet à chacun de dérouler son 16 (voire son 8) en choisissant son meilleur flow. En terme de technique, c’est bon et bien produit. Le “Fuck le Rassemblement” renvoyant presque à l’hymne de 2019 de 13 Block : "Fuck le 17" fonctionne et reste en tête, comme prévu. 

13 Block - Fuck le 17 (Clip officiel) © 13 Block

Niveau forme ça marche bien, il faut le dire, mais niveau fond, c’est une autre affaire.

Le choix des artistes

Cette forme commune avec 11’30 puisque la prod se déroule sur la longueur (certains ont d’ailleurs confondu l’heure de sortie avec la durée du morceau : 23h45), permet à chaque artiste de révéler l’ampleur de son talent et … de sa conscience politique, à ceci près que beaucoup des artistes de la tracklist n’en ont pas vraiment et le revendiquent. Certains disent même que ce choix a été fait en conscience pour privilégier des artistes dits “street”, ou qualifier comme tels par l’industrie et les médias, renforçant le malaise quant à cette catégorie et la caricature sous jacente qu’elle induit tant du rap lui même que des personnes qu’il représente. 

En effet, cette représentation des jeunes comme étant forcément dépolitisé.e.s, forcément délinquant.e.s, forcément avides de violence et de domination, contient un vrai fond raciste qu’il s’agirait de questionner dans le monde actuel et vu le contexte. Par ailleurs, dans cette représentation, la jeunesse est forcément masculine, forcément hétérosexuelle...

Sans parler du fait que la qualification de rap street, est déjà un pléonasme et que la catégorie en soi contient un véritable mépris de classe. Cela vient renforcer la caricature qui est déjà adressée au rap par les classes bourgeoises et dominantes : une forme de sous culture qui vient essentiellement pourrir la jeunesse avec des messages de haine et d’incitation à la délinquance, comme semble le confirmer Zed sur son passage : “De base, moi j'connais rien d'tout ça, igo, hein/J’suis d'la sale géné', moi, donc j'vais pas m'gêner, boy”

D’autant que certains des artistes présents sur la tracklist sont controversés et impliqués, voir condamnés dans des affaires de VSS comme RK par exemple qui se décrit comme “un porte-parole des mecs d'mon âge” en expliquant son désintérêt pour la politique sur un titre… éminemment politique. En effet, sa présence était essentielle !

Sans parler de l’absence totale de femmes pourtant présentes dans le paysage rapologique si tant est les médias l'acceptent et les promeuvent comme le rappelle cet article du site Backpackerz. D'autant que ces dernières ont pris la parole depuis le 9 juin contrairement à leurs homologues masculins qui ont tardé à le faire. Certaines ont même lancé des initiatives similaires comme par exemple Eesah Yasuke qui proposait à des artistes de la rejoindre sur la prod de Focus qui vise explicitement l’extrême droite et appelle à un réveil des conscience. 

Focus © Eesah Yasuke - Topic

Si ce n’est pour invisibiliser les femmes, continuer de laisser penser que le rap est un truc de couilles, favoriser le discours masculiniste déjà bien ambiant, pourquoi ? D’autant que les phases misogynes se multiplient dans les couplets, sans réel intérêt ni humoristique ni politique. Résultat, les plaintes pleuvent et la perception masculiniste du rap se renforce. Masculinisme qui, s’il fallait encore le rappeler, sert la cause de l’extrême droite.

Beaucoup trop de contre son camp

Le rap est et sera toujours street, c’est un art de rue et cela le restera toujours, mais la rue n’est pas cantonnée à une pensée binaire, manichéenne, masculiniste et conspirationniste, bien au contraire. La rue n'est pas acquise aux pipelines et dogwhisle de l'extreme droite malgré ce que les médias mainstream en disent pour la criminaliser toujours plus. La rue et les quartiers dits populaires ne se résument pas à ce qui nous est présenté sur CNews et BFM que Fianso fustige pourtant dès son entrée sur la prod qu’il prend en premier. “Le doigt en l'air pour les cistes-ra (Ouais), CNEWS dans l'angle mort (Pah, pah, pah, pah)” Sauf que si c'est pour véhiculer exactement la même image, c'est ballot.

Le fond du titre est un énorme contre son camp, faute d’avoir une véritable colonne vertébrale politique qui peut s'acquérir dans la rue comme le rappelle les principes de l'éducation populaire et non dans les livres ou les universités. Beaucoup de couplets véhiculent une image dramatique de la jeunesse qui ne “se lève pas voter, elle est scotchée sous frapasse (Sous frappe)” ou qui “vend la frappe dans tous les bât', couleur des cheveux à Marine” d’après ISK par exemple. 

Illustration 4

D’autres entendent le racisme du RN comme simple histoire de cul : “J’connais pas Le Pen Marine, j'en connais une qui l'a pé-ta l'soir avec ses big narines” par Ashe 22 notamment. Cette représentation du racisme de la présidente du RN empêche la compréhension du racisme systémique qui se distingue des comportements racistes individuels en ceci qu’il est inscrit dans le fonctionnement même des institutions. Autrement dit, le racisme du RN ne se résume pas à une rencontre malheureuse, mais est inscrite dans les fondements même du partis comme le rappelle d’ailleurs, Relo en fin de passage : “parce que ça reste le FN fondé par un Waffen SS”. 

Sans compter le nombre de phase conspirationniste qui vont de “Fuck ******, c'est tous des francs-maçons” (Ashe 22) à “Le monde est contrôle par les illuminés (général) - McTyer en passant par “font du mal à nos enfants, veulent nous injecter une puce dans le sang” - Alkapote ou “Espèce de franc maçons, tu t’nourris du sang que tu consommes” - Cokein. 

Convaincus de combattre l’extrême droite en se faisant véhicule de leur discours, joli non ? Parce si cela n’était pas encore acquis : le discours conspirationniste qui fait croire à des élites reptiliennes qui boivent du sang pour obtenir pouvoir et jeunesse éternelle dans une salle obscure en mangeant du pangolin, est une théorie trumpiste soutenue par les supremacistes blancs américains. Autrement dit, les français qui votent RN adhèrent à ce discours eux aussi. Pas hyper productif pour faire barrage. 

Etrangement d’ailleurs, CNews se régale qu’on lui serve ainsi sur un plateau de quoi continuer de taper sur les enfants issus de l’immigration et de la colonisation, tout comme … le RN, Bardella et Marine LePen en tête

TikTok - Make Your Day © Brut.

Bien sûr, le relai énorme que cette initiative a eu dans les médias généralistes n’est pas étranger à cette levée de bouclier en bonne et due forme contre une jeunesse qualifiée de dépravée et anti France. Médias généralistes (comme les spécialisés d’ailleurs) qui ne relèvent que l’initiative et l’engagement, histoire de toujours cantonner le rap à une expression maladroite et mal habile de grands sujets de société, mais “que voulez vous : pauvres sauvages, ils ne savent pas ce qu’ils font”

Vider le politique de son sens 

Ce traitement finalement très raciste du rap et de ses artistes est malheureusement conforté par le milieu lui même, qui ne voit pas le mépris de classe à l’oeuvre dans cette mise en lumière sans questionnement d’un rap qui se complait dans une caricature de lui même sans questionner les enjeux politiques d'une telle représentation justement. 

Le titre No Pasaran est une référence explicite pourtant au slogan politique de la guerre civile espagnole de 1936 incarnant depuis la lutte contre le fascisme. Sauf que Zola détourne cette référence explicite en rappelant son rapport à l'Espagne : “Ferme les frontières mais la dope remontera d'Marbella quand même (Quand même)”, confondant ainsi les brigades internationales avec la french connection et omettant la libre circulation au sein de l’espace Schengen qui ne se joue pas au niveau législatif français, mais européens pour le coup. Comment mieux vider de son sens ce slogan pourtant crucial par les temps qui court ? Un peu à la manière de Gim’s avec Bella Ciao, l’expression prend le pas sur le sens histoire de privilégier la rime, sur le fond, le marketing sur la politique. 

Seuls certains couplets relèvent un peu le niveau comme celui de Kerchack rappelant des principes de base comme la discrimination qui ne devrait pas avoir lieu dans une République qui se dit Une et Indivisible : “On est pas différent mais faux différents, pas différent mais différencier (Ouais)” ou qui explicite son intention de voter à gauche quand tous les autres se contentent de fucker le RN. 

Costa aussi invite à verser à gauche en rappelant que si le RN passe, il y aura des conséquences directes sur la vie de ses proches, que le racisme n’est pas qu’une histoire de personne mais de système et que la révolution est une tradition française finalement que les jeunes dits des quartiers peuvent s’approprier. “Venez, on ressort les baïonnettes, si la gauche passe, on fera des bails honnêtes (Enfin, j’crois)”

Soso Maness, comme à son habitude, se re situe dans une lignée d’artiste rap (bon tous masculins, mais soit), pour signifier poursuivre une route tracée par d’autres comme le rappelle la culture militante en référence au titre “Société tu m’auras pas” de Renaud, autre titre en lien avec la situation sociale et politique. Le tout en représentant “les quartiers de Marseille et les banlieues de Paname” qui sont l’origine même du rap en France. 

Nahir propose pour sa part une dystopie qui n’est pas sans intérêt, où il rappelle qu’une fois le RN passé, les jeunes seront justement cantonnés à la délinquance, obligés alors de correspondre à l’image que les médias ont d’eux pour assurer leur survie dans un système qui les marginalisera encore plus. “J'me suis endormi le 29 calé d'vant BFM/J’me suis réveillé le 8 juillet, j'entends plus aucun bruit d'cross dans la tess comme si j'avais voté Le Pen/Y a plus nos darons donc y a plus d'usines-sines, on n'est pas bons qu'à ramener la résine-sine”

Les jeunes générations ont donc des choses à dire et sont éduquées plus qu'on ne pourrait le penser à écouter certains autres couplets. Demi Portion, fidèle à son ouverture légendaire rappelle la nécessité de communiquer et de se rassembler comme il le fait lors du Demi Festival en août à Sète : “Mais qui nous ressemble ? Qui nous rassemble ? On a des racines donc j'ai mes réseaux”

Pit Baccardi, lui aussi fait sa part en rappelant le continuum entre alors et aujourd’hui, le lien avec l’ADN rapologique : “Le rassemblement doit être rationnel pas national/L’argumentaire est sans équivoque pour nos intérêts/Les urnes avant qu'ça brûle, ça urge alors ça hurle, l'histoire s’répète/C'est la même chanson, la France, tu l'aimes ou tu la quittes/Moi, j'kicke fort et prends position comme y a vingt ans/Si tu restes neutre, attends-toi à vivre un sale printemps

Le retour des tontons gênants

Sauf que les pires phases viennent des plus anciens : McTyer, Akhenaton, Seth Gueko et Alkapote. Et là, on a très mal au rap, comme dirait John Rachid. Loin de permettre une mise en perspective politique comme a pu le faire par exemple Demi P, Pitt Baccardi ou Soso Maness à peine plus jeune qu’eux, c’est un festival de poncifs conspis et mascus. 

Entre Mc Tyer qui confond Russie et URSS (pas vraiment le même esprit de base) dès son introduction pour signifier son allégeance à Poutine (qui rappelons le se réjouit de l’éventuelle arrivée au pouvoir du RN), Akh qui reprend la rengaine RN du “on paye trop d’impôt” alors que la redistribution est la base de la pensée de gauche, même s’il reconnait la casse du service public juste après, pour venir nous dire ensuite que le “monde penche à droite” ou Alkapote qui “nique tous ces députés, on sait qu’ils manipulent les statistiques (menteurs)” (donc pourquoi aller voter aux législatives ?), on est pas sorti de l’auberge RN. 

Bien sûr, la phase de "Shetanyahou" d’Akhenaton est très bien vue et permet un sourire dans cet océan nauséabond, mais on aurait vraiment pu se passer de la misogynie et de la putophobie légendaire d’Alkapote : “Marine et Marion, les putes, un coup de bâton sur ces chiennes en rut (Vlan)”

Impossible ici de faire valoir l’argument de l’humour et du second degrés si chers à la création du bonhomme d’habitude vu le sérieux du contexte. Comme nous aurions pu faire l’impasse sur Seth Gueko crachant sa haine des féministes en expliquant que “voter RN c’est comme une FEMEN qui veut être femme à Soral”. Non content de résumer le féminisme à ce courant activiste, il préfère taper sur un mouvement d'émancipation que sur Soral qui reste bien plus responsable de la situation actuelle et qui s'en délecte. 

Bref, l’idée était bonne en soi, mais quand le marketing prend le pas sur le politique sans pensée et visée politique réelle, ça fait mal au rap et c’est la droite qui s’en gargarise pour mieux affirmer combien le rap vient lui servir la soupe sans même reverser les fonds à un mouvement ou une association anti raciste… Une beau coup d'épée dans l'eau qui fait pourtant son petit effet loupe et un beau marche pied au RN malheureusement. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.