De même que l’argent ne fait pas le bonheur, la notoriété peut être pas non plus. Ceci étant, l’argent est quand même bien pratique pour payer son loyer, manger à sa faim, se vêtir et dormir au chaud. C’est donc pratique pour limiter le risque de voir ses besoins primaires non satisfaits, nécessaire mais pas suffisant. Et puisqu’il est difficile d’être heureux, vraiment heureux, la peur au ventre et la faim qui tiraille, un peu de satisfaction ne fait pas de mal. Qu’en est il donc de la notoriété si souvent présentée comme la voie royale vers le bonheur, notamment dans le discours des plus jeunes ?
Quand le capitalisme fait confondre bonheur et satisfaction
Si la notoriété est si souvent associée à l’image du bonheur social, c’est en vertu de la confusion entre bonheur et satisfaction, très tenace et efficace dans le système capitaliste : il suffirait de consommer finalement pour être heureux selon le syllogisme capitaliste qui peut se résumer ainsi :
"Pas de bonheur sans satisfaction des besoins primaires. / Or, je dois consommer pour les satisfaire. / Donc le bonheur est dans la consommation.”
Et c’est ainsi que beaucoup font l’amalgame, plus ou moins conscient.e.s de la douille, entre bonheur et satisfaction des besoins par la consommation comme le rappelle Dosseh en outro de Myah Bay : “on cherche pas le bonheur, mais la satisfaction, enfoiré”.
Donc forcément, quand il n’y a pas d’antres de la consommation (centre commercial, accès internet pour commander sur amazon, etc), on va chercher le bonheur ailleurs. Et ça, pour les occidentaux qui voyagent pour comprendre le sens de la vie (et de leur pouvoir d’achat), c’est une leçon de vie : être heureux en dehors des sirènes du capitalisme est possible.
Cela suppose tout de même d’abandonner l’idée que le bonheur réside dans la possession, l'accumulation de biens ou de valeurs qui se transforme bien souvent en tonneau de danaïde vu le nombre de sollicitation à la minute. La satisfaction d’un désir n’est absolument pas le bonheur et même Platon, pourtant grand maître à penser de la matrice occidentale, le disait déjà dans le Gorgias.
C’est plutôt la promesse d’un autre désir qui va se construire à partir de cette satisfaction, désir d’avoir toujours plus sur le mode toxicomaniaque en fait. Toujours plus de voyages, toujours plus de souvenirs, toujours plus de likes. La satisfaction d’un désir est fugace et les "wishings listes", aussi remplies soient elles, ne font pas vraiment le bonheur, mais plombent les portes monnaies (comme toutes les méthodes payantes pour l'atteindre d'ailleurs).
Personne ne possède les clés du bonheur, parce que le bonheur ne s'achète pas, il n'est pas de l'ordre des biens consommables. Comme le rappelle Youssoupha dans Avoir de l’argent : “on ne connait que le prix des choses, on ignore la valeur des gens” - Et précisément le bonheur n’a pas de prix, pas même celui de la réussite.
Cette réussite (notamment financière) permet de satisfaire nos désirs, d'acheter et de consommer à sa guise, sans compter. Ainsi, elle permet une forme d'insouciance quant au coût de la vie qui donne une illusion de supériorité à l'individu en question. Convaincu.e d'appartenir à une forme d'élite ou d'aristocratie moderne, cette personne risque fort de confondre cette aisance/insouciance avec le bonheur (alors entendu comme l'absence de toute contrainte liée au réel). Sauf qu'elle n’a que l’apparence du bonheur, mais pas la saveur. Elle donne accès à une illusion de bonheur, à un bonheur formaté par le libéralisme. Un ersatz de bonheur en somme ou un bonheur de façade, un trompe l'oeil qui empêche d'y accéder véritablement.
La "réussite" ou "carrière" repose sur la distinction entre qui a “réussit” (sous entendu dispose de plein de thunes sur son compte en banque) et le reste du monde, plus bon qu’à baver d’envie. Elle crée des lignes de fractures et génère des inégalités et sert ainsi le système capitaliste. Par la confusion entre réussite et bonheur, la toute puissance se déguise en liberté, pour toujours plus d'individualisme. Parce qu’au pays de Meta, Webmedia et Amazon, le bonheur est dans le clic, la réussite s'évalue au nombre de followers qui se transforment aussitôt en monnaie courante et trébuchante sur le compte non plus tiktok ou instagram, mais bancaire.
La grande illusion d'amour qu'est l'admiration
Quand on dit des “personnalités publiques”, qu’"elles ont tout", c’est qu’elles ont réussi au sens capitaliste du terme : accumuler de la valeur monétisable. Cette accumulation les légitime à exploiter d'autres (les minorités) par le statut et la situation sociale supérieure que cela leur octroie. Sous couvert de "talent", c'est donc un rapport de domination qui est en jeu, comme l'évoque Orelsan invité par Oxmo Puccino sur Ma vie :
“Qu'est-c'que t'aurais fait si t'avais pris ma place ? J'suis même pas sûr que t’aurais réussi ma life/Snickers glacés, j’ai réussi ma life, j’ai racheté tous mes jouets, j’ai réussi ma life./J’ai plus rien à prouver, j’ai réussi ma life”.
En effet, dans nos sociétés capitalistes et néolibérales, est considéré comme une “personnalité”, qui tire son épingle du jeu pour se placer au dessus des autres, signifie sa “distinction” vis à vis de la masse, son exceptionnalité. Une nouvelle aristocratie finalement qui fait des “personnalités”, une caste à part. La notoriété fonctionne comme un passe droit qui situe au dessus de la masse, sur l’olympe des célébrité.e.s, lieu réservé aux demi-dieux (et déesses parfois, mais en dessous).
A ce titre, iels sont adulé.e.s, adoré.e.s, admiré.e.s, mais jamais aimé.e.s. Parce que précisément l’amour ne tient pas l’admiration. Il suppose une relation authentique à l’autre où les deux termes sont actifs. Qui dit relation authentique, oblige à ne pas s’inscrire dans un rapport de force, de domination où l’un des termes est mis sur un piedestal.
Dans l'admiration, la relation est rendue impossible car celle-ci suppose que les deux termes soient sujets de la relation et non que l'un des deux en soit l'objet. Aimer est un acte, une volonté d'être auprès de l'autre, de donner de soi et non une attente passive d'être aimé.e. C'est une véritable agentivité comme l'expliquait notamment Erich Fromm dans l'Art d'aimer.
A partir du moment où l’être aimé.e ne l’est pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il représente, alors l’amour est mort puisque l'un des deux termes est tenu en passivité. Il ne peut pas se révéler à l'autre, mais reste enfermé.e dans l'image que l'autre se fait de lui/elle. L’admiration et l’amour sont donc fondamentalement différentes.
La première se fonde sur une impression - au sens où une image (généralement positive) basée sur une compétence acquise ou présentée comme acquise s'imprime en nous. Au fond, nous admirons ce que l’autre possède ou semble posséder et nous fait/ferait défaut. C’est donc un mélange d’envie et de fascination. Rien n’à voir avec l’amour.
Aimer quelqu’un.e, c’est aimer sa vulnérabilité, ses failles, ses défauts envers et contre tout. Ce n'est pas vouloir être ou posséder ses attributs positifs, mais accepter la personne dans son entièreté, sans vouloir la modifier pour qu'elle corresponde à nos attentes. Comme le dit Damso dans Etoiles Deux mer : “Ce sont les bouts de mon coeur brisé qui blessent, quand on le touche on y reste”.
Les relations authentiques tiennent plus à nos failles qu’à nos réussites finalement, elles se dévoilent dans nos moments de doutes et échappent à toute logique rationnelle."Parce que c'était lui et parce que c'était moi" disait Montaigne à son ami La Boëtie. Impossible d’aimer sans connexion profonde et réciproque, mais pas d'autre explication que la relation elle même. L’amour ne s'explique pas, ne s'argumente pas, mais s'éprouve dans la relation et la joie procurée qui participe du bonheur. S'il est à sens unique alors c'est de l’obsession (voilà pourquoi il faut toujours se méfier des fans) qui, elle, ne fait pas vraiment le bonheur.
L’amour se distingue donc de l’admiration en ceci qu’être aimé.e suppose d’être compris.e, considéré.e, révélé.e dans son intimité et sensibilité. Il nous rend sujet et non objet comme dans l'obsession/possession. Son authenticité tient à son inconditionnalité. Il ne rapporte rien, sans quoi il se mute en intérêt. L’amour ne fait rien gagner, il est toujours à perte, car aimer sincèrement coûte. C’est un véritable don de soi, un engagement (une façon de se donner en gage) et donc, une prise de risque. L'amour est forcément désintéressé, car il n'y aucun intérêt (au sens du gain) à aimer.
Aimer impose de se décentrer car à travers l’amour, le soi ne peut plus être le sujet central. Par cette voie, chacun.e découvre la puissance et le bonheur qu'est l'être pour autrui en dehors de toute forme de consommation. C’est pourquoi il est fondamentalement anticapitaliste, mais c’est un autre sujet.
Un narcissisme qui génère une solitude obligatoire
Comme nous venons de le voir, le bonheur suppose d’aimer. Pas d’être aimé.e, mais d’aimer. L’amour (ça marche aussi avec l’amitié qui se situe sur le même spectre affectif), est nécessaire au bonheur, mais suppose que la relation soit authentique donc réciproque et non biaisée par des intermédiaires que sont les réseaux sociaux.
Or, considérer que l’admiration est une forme d’amour comme le suppose la confusion entre notoriété/réussite sociale et bonheur, c’est nier la dimension fondamentale de cette réciprocité dans l’amour. 1000 personnes peuvent admirer une personne, mais cette même personne ne pourra jamais admirer à la même hauteur, les dites 1000 personnes. La réciprocité est impossible dans l’admiration. Comme le rappelle ironiquement Leys dans sortir de la tess : “qui m’aime, qui follow, qui me suit/ A vrai dire, tu connais bien la suite”.
Et cette suite, c’est la solitude laissée par cette illusion d’amour qu’est l’admiration. Elle oblige l’individu à se vivre comme étant au dessus des autres, seul.e dans sa tour d’ivoire, privilégié.e. Ce piège de la notoriété qui isole et empêche toute relation réciproque et donc de toucher du doigt des instants de bonheur, Nayra l'a bien compris dans Sharnaqa :
“Personne ne me comprend ouais c'est compréhensible/Parce que ces tiraillements en moi bah y'a que moi les vis/Même dans un bain de foule je me sens salement seule/Je ne me laisse jamais le temps de vivre mes joies et mes …/J'ai enterré mon coeur …”
Pour aimer, encore faut il partager. Etre le centre des regards et des attentions, c'est du narcissisme, pas de l'amour qui est centrifuge et non centripète. S’il se cantonne à donner une bonne image de soi, c’est du narcissisme. Et ce narcissisme est censé être dépassé autour de 3/4 ans pour être intégré à l'estime de soi. Sinon, cela relève de la pathologie comme l'explique bien Marie France Hirigoyen dans son essai les Narcisses paru aux éditions La Découverte. Sans ce dépassement, la personne est maintenue dans une forme de relation infantile au monde qui se traduit sur le mode binaire du “qui m’aime me suive”/ “être avec moi ou contre moi”.
Le maintien dans le narcissisme empêche donc de développer des relations authentiques, car il place le soi au centre de tout. Cette centralité prend des airs de supériorité puisque le centre, le coeur, peut tout. Il donne l'illusion de l'omnipotence divine et galvanise ainsi les égos. De ce fait, il empêche nécessairement l’amour car, trop d’égo, tue les relations et l'amour en est une. Guizmo confirme en avoir fait les frais dans J’m’en rappelle : “Et j'dirai pas ton nom, parce que t'es un narcissique/Égocentrique, sadique et ça t'ferai méga plaisir/Que tout l'monde entende ton nom d'merde, sur mon CD/Tu resteras dans l'anonymat, t'es qu'un perdant/Reviens plus jamais, y a plus rien à gratter ici”
Or, c’est précisément à travers les relations que le bonheur s’expérimente. Dans le partage d’un fou rire, d’un échange authentique et réciproque, d’un bavardage heureux. Bref, tout ce qui ne rapporte rien. Sauf que la célébrité vient faire barrage à ce type de moments puisque les relations ne sont plus équilibrées. La personne qui bénéficie de la célébrité est toujours abordée à partir de cet élément que l’autre n’a pas dans la balance (le talent, le nombre de follower, le compte en banque) ce qui créé nécessairement un déséquilibre (à moins de rester entre célébrités, mais cet entre soi n'évite pas les rivalités, mais les renforce). Impossible dans ce contexte de développer d'expérimenter l'amour d'autrui qui mène au bonheur si c'est l'amour reçu et non donné qui compte.
Devenir une surface de projection
D'autant qu'être célèbre, c’est souvent ne plus être reconnu.e et aimé.e pour ce que nous sommes, mais pour ce que nous représentons, comme le rappelle Lefa dans l’intro de Fame :
"Tous ces gens qui s'improvisent "meilleur ami”/Font comme s'ils t'connaissaient depuis toujours/Ils sont là pour la fame, pour la gloire”
Non que les êtres humains soient nécessairement intéressé.e.s par “nature”, mais parce que la célébrité transforme l’individu en surface de projection qui devient tour à tour idole (au sens quasi religieux du terme, puisque tout ce qui est fait est alors considéré comme magique) ou bouc émissaire. C’est d’ailleurs ce que Damso évoque dans CQFD quand il dit : “Mon renoi protège toi de la célébrité/elles t’aimeront plus si t’sais plus faire c’que tu fais/Elles t’aimeront plus si t’sais même plus faire de blé”. Au delà du fait que les fans ne sont pas forcément féminines, c'est l'image de la réussite qui plaît (au sens capitaliste du terme), pas la personne en elle même. Et c’est en ceci que Lefa pourra dire ensuite dans Bitch “J’suis sans pitié comme la célébrité”.
Alors que la pitié appelle notre humanité, en ceci qu'elle convoque notre empathie, par l'expérience de "visage" qu'est la confrontation à la vulnérabilité d'autrui comme le développe Levinas dans Totalité et Infini, elle est pourtant annulée dans la célébrité qui n'a que faire des failles de chacun.e.
En effet, une personne célèbre échappe à toute forme de pitié puisqu’elle est considérée comme surpuissante (voir qu’elle a des supers pouvoirs, un peu comme les dieux de l’olympe on y revient). Ayant tout et étant au dessus des autres, impossible de la plaindre ou de ressentir des émotions négatives. Même quand elles pleurent, c’est leur courage qui est loué, d’oser le faire devant tout le monde… Avoir pitié, suppose de reconnaître l'autre comme équivalent à nous, "un autre moi même"comme dirait Ricoeur, ce que la célébrité empêche nécessairement.
Voilà pourquoi Alpha Wann rappe dans Sous Marin que “la célébrité c’est un champ de mines/les gens te copient ouais les gens te miment”. Mais être copiés ou mimés n’est pas gage de qualité, juste de quantité. Le modèle/idole/star n'est pas "comme nous", mais le reflet de nos aspirations intimes positives (idole) ou négatives (bouc émissaire). Devenir une star ne dit rien de soi, de notre être profond, de notre complexité, de ce qui nous rend humain. Que l'on soit idole ou bouc émissaire, au final, le verdict est le même.
C'est donc un peu de son humanité qui se perd avec la célébrité, puisque le droit à l’erreur et au paradoxe s’efface. Surface de projection pour le public qui n'en voit qu'une image stratégiquement définie et biaisée, la complexité est évacuée du marketing de la personnalité. Or, si notre humanité tient à notre complexité et à nos paradoxes alors difficile d'en avoir une image figée en 4K.
A trop mettre en avant ses qualités et son talent, la personnalité publique ne peut qu’être dans cette alternative et craindre par dessus tout de devenir le bouc émissaire et perdre ainsi sa notoriété monétisable. Quitte à renchérir dans ce que son public attend, se fourvoyer dans la course aux likes, lisser son discours jusqu’à le vider de tout sens, etc. C’est ce que rappelle le TSR Crew dans Montgolfière d’ailleurs :
“Tu crois prendre de la hauteur, mais l'succès reste aléatoire/Après la célébrité, ce sera direction l’abattoir/T'as joué l'bâtard, c'est trop tard, demain tu t'en mordras les doigts/Il t'restera plus qu'le plagiat jusqu'à c'qu'on t'en réclame les droits”
En somme, la célébrité extrait de l’humanité tant pour soi du fait du narcissisme exacerbé que pour autrui en transformant la personne en surface de projection. La notoriété que génère la "réussite" interdit de se penser comme un parmi les autres qui est pourtant la base même du vivre ensemble serein. Elle conditionne l'individu à se vivre comme supérieur, exceptionnel et le coupe de toute relation authentique pourtant nécessaire au bonheur.
Car finalement, ce bonheur n’est il pas de saisir les fugaces instants de sérénité qui s’offrent à nous quand nous sommes entouré.e.s des gens que nous aimons et qui nous aiment, malgré et avec nos défauts, nos failles et nos incomplétudes ? Ne réside t il pas essentiellement dans le fait de pouvoir être authentiques, sans se soucier d'image, de stratégie de communication et de carrière ? Et si le bonheur était de se laisser aller au monde et aux autres en confiance ? Si oui (et perso j’en suis convaincue), alors le bonheur ne peut absolument jamais être dans la fame, la célébrité et la notoriété. Bien au contraire….