Quand la question du pouvoir et de la domination s’insinue partout dans les rapports humains, la relation du féminin/masculin en prend pour son grade puisque elle est l’archétype de toutes les autres. Avant même de découvrir l’étranger, le barbare, c’est la différence entre hommes et femmes qui se perçoit. Elle est la différence essentielle, constituante du rapport de chacun à l’altérité. Cette différence première est avant tout une différence de corps, de physiologie, induisant des rapports au monde différents. Même s’il existe des caractéristiques féminines et des caractéristiques masculines, celles-ci ne sont ni des déterminants (au sens du déterminisme), ni des « dons » au sens de qualités intrinsèques. Ces caractéristiques sont des données de départ dont chacun va faire un mix unique et original qui empêche nécessairement les catégorisations. Nul ne peut définir ce que doit ou devrait être le féminin ou le masculin. Tout à chacun agence son féminin et son masculin à sa guise. Chacun et chacune ne parle donc qu’en son nom.
La femme que je suis connais la violence des hommes. Je l’ai vécue, subie, observée, constatée tant personnellement que dans le cadre de mon exercice professionnel. Pourtant, je n’ai jamais pu m’y résoudre. Les hommes ne sont pas tous perdus sur l’autel du désir et de la pornographie. Ils ne sont pas tous agresseurs potentiels, plus ou moins bien « dressés » à faire taire leurs « démons ». Si je n’ai jamais pu m’y résoudre, c’est que j’ai aussi subi, observé, constaté celle des femmes. De la mère abusive, incestuelle voire pédophile, à la violence exercée sur les hommes par exclusion, déni, humiliation, le féminin n’est pas exempt de violence et de perversion. Ni moi, ni aucune. C’est peut-être ce qui m’a amenée à toujours m’interroger sur le bien fondé des représentations du féminin et du masculin, me rapprochant rapidement de l'esprit d'Annie Leclerc. Dans ses écrits comme dans sa vie, elle aimait l'Autre sans se renier elle-même, revendiquait le dialogue et la contradiction, le multiple et la complémentarité. La relation masculin/féminin nous en parlions beaucoup, elle m'a missionnée pour aller plus loin, après elle.
Une fois le deuil passé, c’est dans le discours masculin dans sa version la plus brute que je me suis plongée. Le phallique ultime comme tu disais : celui qui se définit dans la conquête, dans la possession de l’autre, dans la consommation du corps objectisé. Ce phallique qui exprime sa force tout en dévoilant sans le savoir sa fragilité. Ce discours sur le désir phallique, c’est dans le rap que je l’ai trouvé. Non qu’il soit plus misogyne en soi, loin de là. La virulence et la brutalité des propos, la répétition de la rythmique et la suavité des flow le rendent explicite a priori. J’ai été rapidement frappée par une sorte de paradoxe : les rappeurs expriment davantage leurs émotions et sentiments et pourtant c'est un rap dit "hardcore" qui connaît un franc succès. La jeune génération masculine, tout en reprenant à son compte les clichés de la sexualité dominante de la consommation de biatchs - le fameux "niquage de mère" inspiré de Booba pour qui « en niquant beaucoup de mères on s’bonifie » (Elephant)- parvient à faire évoluer. Désormais, ils expriment aussi leurs doutes, angoisses, malaises que leur phallus leur inspire aussi par son impétueux désir.
Booba lui-même, dans son dernier titre Nougat, n’est pas sans interroger le sens de cette conquête infinie : « j’ai trop baisé, beautés ne m’impressionnent plus ». Même s’il continue d’affirmer « j’nique tout, les naines et les rouquines », le titre n’est pas sans dégager une odeur de blasé qui n’est pas sans rappeler son « train de vie très noir, donc sombre mélodie » (Elephant). Son poulain, Damso, du haut de ses 24 ans partage ce questionnement. Oscillant en permanence entre expression d’une vulnérabilité masculine et un détachement affectif dont lui-même n’est pas dupe, il ouvre une mer de questions. Dans un extrait préalable à la sortie d’Ipséité en avril 2017, il balance qu’il « sait que les femmes ne sont pas toutes les mêmes, mais le diable parle à travers elles de la même façon ». Chaque femme est différente, mais l’homme qu’il est voit en elles, en chacune d’elles, un bout de sa propre perte, une possible perdition (d’où la référence au diable), non parce qu’elle porterait cette tentation en elles, mais parce que le masculin s’avère fondamentalement vulnérable face au féminin. La perte du masculin face au féminin n’est pas dans une forme de manipulation, dans le fait que les femmes seraient malines par définition, intrinsèquement, mais plutôt dans la manière dont le masculin est fragile face à la sexuation et le désir. Le féminin n’est donc pas le mal en soi, le diable, mais le désir qu’il inspire, fige le masculin, le bloque, le vulnérabilise. Féminin et masculin sont un potentiel danger l'un pour l'autre. En occultant l'une de ces deux dimensions, le problème reste entier finalement.
C’est d’ailleurs ce qu’exprime Lomepal (26 ans) dans Malaise (issu de Flip -2017) lorsqu’il répète dans le refrain : « Tout dans la queue, j’ai plus de sang dans la tête, c’est sûr je vais faire un malaise ». Lorsque l’homme est en érection, physiologiquement, son afflux sanguin est embolisé. Le cerveau est donc moins irrigué et moins alimenté. Par ailleurs, il est alors envahi par l'émotion qui vient barrer la route à la rationalisation. D’où la contraction tout à fait honnête « j’ai beaucoup de libido, j’ai plus de libre arbitre ». Le drame du masculin est résumé : si je désire, puis-je encore choisir, réfléchir, penser? Mon existence se résume-t-elle à être ou désirer? Le désir masculin, loin d’être uniquement conquête et domination, est avant tout vulnérabilité et ambivalence. Il nécessite beaucoup de maîtrise pour y résister, une maîtrise de soi, de ses envies, de son corps que la maturité favorise. Or, cette vulnérabilité est passée sous silence dans les espaces où le discours social se construit et elle entre en collision avec la maîtrise attendue désormais dès les premiers émois.
Celui qui ne se maîtrise pas tout à fait risque bien d'y perdre sa réputation et sa dignité. De l'impuissant au sexiste, comment se construire une image positive de soi quand son propre corps semble jouer contre nous? Comment maîtriser ce qui surgit sans prévenir? Comment faire avec ce désir qui s'éveille à tout va là où les tentations sont à la fois partout et interdites? « En enfer que de belles femmes, j’encaisse pas bien les symptômes» dit Lomepal. Le diabolique du féminin n'est pas en lui-même, mais dans la béance qu'il ouvre dans le masculin, écartelé entre le respect socialement attendu et l'irrépressible de la pulsion. C'est un trajet pour chaque homme - et chaque femme - de faire avec ses pulsions, de trouver l'équilibre entre envies et possibles, fantasmes et réalités, désirs et sentiments. Ce chemin est semé d'embûches tant pour le masculin que pour le féminin mais le "malaise" masculin est bien moins renseigné de nos jours. Leur difficulté à se vivre comme des êtres désirant se modifie, évolue mais ne se résout pas.
Le rapport de domination s’inverse l’air de rien. Le féminin ne se cache plus dans l’expression ostentatoire, voire parfois agressive de son désir. Le rapport du masculin et du féminin reste toutefois englué dans des représentations de la sexualité phalliquement déterminées : corps conçus comme "armes" de séduction, consommation sexuelle et mise en concurrence, ce qui n’est pas sans déplaire comme l’a montré Kaaris dans Tchoin, mais l’inverse continue de défrayer les chroniques. Les exactions masculines sont légitimement dénoncées, mais étonnamment les exactions féminines continuent d'être tues. Etre femme exempt l'individu de toute perversion, de toute possibilité de mal agir vis à vis d'autrui? L'Egalité en droit nécessaire et cruciale pour le vivre ensemble n'induit pas la logique du "tous les droits" qui peut parfois se faire sentir. Pouvoir disposer de son corps ne signifie en faire une arme contre autrui, même si il a été le lieu de notre soumission. Le corps féminin comme masculin est fondamentalement inaliénable. C'est dans la relation entre les corps, dans le désir que se profile le sens du féminin et du masculin : leur rapport et leur réversibilité car l'un ne s'entend et ne se comprend que par rapport à l'autre.
Si le désir est entendu dans sa réversibilité, alors pourquoi seul le désir masculin est critiquable, questionnable ? Quand pourrons nous critiquer autant le féminin que le masculin? Quand évoquerons nous les ravages de l'ambivalence du désir féminin et la question qui le traverse sans l'y réduire : la maternité, le désir d'enfant et le désir pour l'enfant. Quand parlerons nous de Jocaste, mère d’Œdipe, finalement aussi responsable que son fils du tragique de leur situation, mais que l’Histoire n’a pas retenue? Cette mère ouvertement incestuelle n’a-t-elle pas joué sa partie ?N’est-ce pas finalement ce que Damso décrit dans Une âme pour deux ?
« J'lui dis : "Quel genre de pute que t'es ?"
Elle m'dit : "Une qui baise avec son fils dans la rue"
What the fuck, putain d'bordel de merde
Elle me dit : "Si, si, ouais, ouais, Damso j'suis ta mère
Et t’as pas changé d'un poil pubien ça c'est clair
J't'ai reconnu quand j'ai posé ta verge sur mes lèvres"
J'recule d'un pas puis d'un autre
J'crois que j'deviens parano
Mon cœur se serre, de la tension je perds
J'tomberai d'un moment à l'autre »
Qui est le coupable: l’adulte ou l’enfant ? Comment ne pas devenir fou quand vous devenez coupable d’un crime commis par votre victime ? Les rapports s’inversent à condition d’en saisir la réversibilité, victime et bourreau ne sont que deux faces d’un même problème, pris l’un et l’autre dans des élans de faute et d’envie. Ce n’est qu’à condition de cesser d’opposer le masculin et le féminin et en acceptant le rapport intrinsèque qui les unit dans leur vulnérabilité : le sexuel, qu’un apaisement peut advenir. A condition d’admettre que le masculin est vulnérable face au féminin, face à lui-même et à ses propres créations et que le féminin n’a pas vocation à le dominer, ni même à le mimer, mais bien à le comprendre, l’entendre et l’accepter dans sa différence et non dans la castration de ce désir source de Vie.
https://youtu.be/lQVUJFcJtbs