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Billet de blog 18 octobre 2015

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Pourquoi j'ai voulu répondre à Finkelkraut sans pour autant défendre Booba

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Suite aux commentaires sur ma réponse à Finkelkraut dans son analyse du discours de Booba et sa mise en perspective avec celui de Morano, je m'aperçois de la nécessité d'expliciter davantage ma démarche, en tentant d'être plus synthétique.

L'appréciation esthétique est de l'ordre du jugement, qui renvoie à une forme de subjectivité en ceci que la faculté de juger est une faculté intellectuelle, communément partagée, mais fondamentalement ancrée dans les expériences et principes acquis de chacun. Lorsque mon jugement, mon analyse de la situation telle qu'elle m'apparaît pour moi, parvient à rencontrer celle d'autrui, alors elles s'asseoient l'une et l'autre et cela leur confère un caractère d'intersubjectivité (termes que je préfère à l'objectivité à laquelle je ne crois pas vraiment. Elle était encore envisageable à l'époque de Kant, mais après lui justement, il est difficile d'y faire référence notamment en matière de goût et d'art). Il ne me semble donc pas qu'il y ait d'objectivité en matière d'art. Il y est question de goût, d'appréciation, sans pour autant qu'on puisse le réduire à la subjectivité absolue, car les goûts peuvent être partagés et ainsi faire ce que les grecs appelaient "assentiment". Par le biais de l'intersubjectivité (croisement des points de vue individuels), se dévoile l'assentiment qui n'est pas vérité objective, mais partage d'une appréciation qui lui confère un caractère non pas universel, mais légitime.

C'est pourquoi, je n'en déduis pas que tout se vaut, comme on a pu le croire. Ce n'est pas mon propos et comprendre que certains y voyaient cette conséquence, m'oblige à préciser ma démarche. Lorsque je parle d'égalité, ce n'est pas en vertu d'une égalité de jugement et de valeur, mais bien d'une égalité citoyenne à la base de nos principes républicains. Or, à lire les commentaires, je constate une fois de plus combien ce concept est galvaudé et a perdu de son sens. Cette égalité citoyenne suppose de revenir aux fondements de cette citoyenneté qui nous traverse mais qui interroge beaucoup de nos jours, interrogations relayées par beaucoup de textes de rap.

Jamais, je n'évoque la nécessité du nivellement des concepts. En revanche, j'insiste sur le fait que la production artistique et la valeur de cette production ne se définit ni en vertu du marché de l'art (qu'il soit production musicale, ou commissaires priseurs), ni selon des critères qui seraient universellement admis. Je n'apprécie pas la musique et les textes de Booba, mais ce n'est pas pour autant que je suis en mesure de dire que ce qu'il fait est à rejeter en bloc. Mon avis subjectif justement, mon appréciation personnelle de Booba (et non du rap) n'est pas universelle et relève du goût.

Toutefois, dire que je n'apprécie pas les productions de Booba actuelles ne lui interdit pas le statut d'artiste. Ce n'est pas à l'aune du confort visuel ou auditif qu'on qualifie une oeuvre d'art, mais bien à la manière dont elle amène, bouscule une certaine vision du monde. Est-ce que Marcel Duchamps est un artiste quand il expose ses urinoires? Est-ce que Céline est à considérer comme un auteur de second rang compte tenu de ses accointances politiques et idéologiques ? Les mouvements artistiques, depuis le 19ème siècle, s'inscrivent en faux par rapport aux critères classiques de l'art et transforme jusque le jugement esthétique. Déjà l'impressionnisme était taxé de sous art, de même que la photographie et musicalement, le Blues ou le Jazz et même le Rock, n'ont pas été accueillis avec enthousiasme et ont choqué autant que le Hip-Hop et le rap d'hier et d'aujourd'hui.

Il me semble important de reconnaître que, même si la musique que produit Booba et qui nous arrive par les ondes ne correspond pas à mes goûts et attentes en la matière, il faut y entendre quelque chose comme dans toute oeuvre indépendamment de sa valeur en soi. C'est une certaine vision de la France qu'il propose et qu'il faut tenter d'analyser plutôt que de le rejeter en bloc, si on ne veut pas renforcer le hiatus. En tant que citoyens, les rappeurs, Booba compris, ont des points de vue sur la politique menée et la manière dont la République éprouve ses principes. Ce point de vue est légitime, en tant qu'il est possible et autorisé par le droit lui-même. Il ne relève pas d'une "francophobie", mais au contraire, démontre la manière dont chaque citoyen cherche à agir dans la vie de la cité en apportant son point de vue sur les orientations politiques prises.

Sans la divergence d'opinion, c'est la pensée unique qui prend le relais et qui ne permet pas les principes démocratiques. La divergence de points de vue est une nécessité puisque chacun parle de sa place, de son oeillère, à partir de son vécu, expérience et principes de vie. C'est à partir de ces divergences qu'on peut se rencontrer (le même est de l'ordre de la superposition, quand la divergence amène à chercher un point commun). C'est ainsi que Bensayag peut faire l'éloge du conflit qui repose justement sur la résolution de ces divergences non par la soumission de l'un à l'autre (ce qui est de l'ordre de la guerre), mais en acceptant que chacun fasse un pas vers l'autre pour se rencontrer. C'est à partir de ces divergences potentiellement conflictuelles donc que l'intérêt général peut advenir. L'intérêt général n'est pas la neutralité de la place publique, il n'a rien d'une uniformisation des points de vue. Loin de là, il maintient la diversité fondamentale des points de vue tout en autorisant la possibililté de leur point de rencontre. Cela repose sur l'idée mathématiques selon laquelle, lorsque vous tirer une droite à partir de points épars dans l'espace, elles finiront par se rejoindre en un point donné. La diversité des approches et des conceptions du monde fait partie des principes fondateurs de la démocratie.

Ce qu'il faut entendre dans la diversité des points de vue qui sont révélés dans les textes du rap français, le point commun qu'il pourrait y avoir, c'est la manière dont l'intégration républicaine et les valeurs de la République ont perdu leur sens, sont devenus des sortes de coques vides. De là, tous n'en tirent pas les mêmes conséquences. Certains vont alors adhérer aux idéologies néo-libérales perçues comme vecteurs d'intégration (réussite individuelle, exposition de ses richesses, etc.), mais pas tous. Beaucoup continuent de lutter contre le culte de la consommation, de la pensée unique basée sur l'amalgame entre qualité et quantité de disques vendus. En tant qu'artiste, chacun révèle son point de vue sur le monde qui l'entoure qui estdonc forcément unique. Ce point de vue résonne plus ou moins selon les auditeurs, mais n'a jamais la même fonction qu'un discours politique même quand on estime que les contenus du discours sont aussi creux et ignorants l'un que l'autre.  Là, où je respecte sa démarche (je la respecte, mais n'y adhére pas), ce n'est pas dans ses propos, mais dans la cohérence dont il fait preuve en faisant le choix de quitter la France pour s'installer aux USA.

On ne peut donc pas en faire l'archétype du rap et des messages véhiculés car il n'incarne que lui-même et que la plupart des rappeurs français, continuent de vivre et de produire en France. Le cas Booba est une exception à prendre comme telle, il n'est pas symptomatique du rap français, comme l'induit Finkelkraut. C'est une erreur conceptuelle majeure que de résumer le rap à Booba. Il n'est qu'une branche de l'arbre Hip-Hop qui fait partie de la forêt musicale (comme la musique classique, mais peut être qu'on peut dire que cette dernière est un chêne qui traverse les âges quand le premier est plus proches de l'orme ou du meaulnes!) qui s'inscrit dans le paysage de l'art lui-même intégré au monde sociétal. 

Pire, entre ce que Booba propose avec Lunatic avant 2002 et ce qu'il donne à entendre aujourd'hui, il y a aussi un monde, un changement d'ère. Même le personnage lui-même, ne peut être entendu et compris comme un bloc car sa musique suit une évolution qui lui est propre, de la même manière que tous les artistes. Mozart connaît plusieurs périodes qui n'ont pas toujours été appréciées par ses contemporains et son époque. De même pour Picasso par exemple, mais j'ai vraiment le sentiment d'enfoncer des portes ouvertes là! Ils connaissent tous des phases, des périodes et un afficionado d'une époque peut tout à fait avoir beaucoup de mal à suivre son idole lorsque le changement de phase ne correspond plus à ses goûts immédiats.

Ce texte est donc une réponse à Finkelkraut qui, réguièrement, utilise le rap comme étendard de son raisonnement. Souvent, il incrimine le rap dans l'abrutissement des masses, la perte des valeurs républicaines et la décadence sociétale. Ce faisant, il passe pour un alerteur de conscience, un ouvreur de débat, quand en creux de chacun de ses raisonnements, c'est toujours la logique de l'amalgame et de la compression conceptuelle qui prévaut. Oui, il oblige à lui répondre, mais pas en vertu d'une nécessité de dialogue. S'il m'est apparu nécessaire de lui répondre, c'est essentiellement car je ne peux me résoudre à ce qu'il n'y ait qu'une seule voie, qu'une seule manière de penser, ce qui me semble être justement la mort de cette démocratie qu'il cherche apparemment à défendre. Finkelkraut ne résume pas la pensée philosophique, loin de là. Elle n'appartient pas non plus à Onfray, Glucksman ou BHL. La pensée, comme le rap, ne se résume pas aux têtes d'affiches et je dois dire heureusement. Doit-on jauger la qualité d'un raisonnement à l 'aune de sa médiatisation? Voilà pourquoi, j'ai souhaité lui répondre, à partir de ce que je suis, de mon point de vue, qui n'a pas vocation à être universel.

Ce point de vue, qui est le mien, est un point de vue d'une femme, ayant grandit dans les années 80, découvert ce mouvement à ses balbutiements dans les années 90,  étudié parallèlement la philosophie, travaille depuis des années avec ces jeunes qui écoutent aujourd'hui Booba, accompagne les équipes qui s'y collent, et tente de rendre la philosophie moins abstraite qu'on veut bien nous le faire croire. Autrement dit, mon point de vue est fait de mes expériences en la matière, même si je dois dire que le terme d'expert me pose question, car je crois qu'en matière d'art et de goût, il ne peut pas y avoir d'expertise justement.

Finkelkraut utilise le rap pour décrire une jeunesse abrutie et anti-républicaine. Ce faisant, il démontre son inculture en matière de jeunese d'abord et de rap ensuite. Les jeunes sont loin d'être tous fait d'un bloc et bien moins influençables qu'ils peuvent paraître. En tant que jeunes, voir adolescents, ils vivent, une forme de tension, de conflit qui les traverse et que la société ne reconnaît pas à sa juste mesure. Il me faudra  ici faire un détour, car l'adolescence est un processus complexe et je pense qu'un lien fort unit le rap à l'adolescence justement et que ce n'est peut être pas un hasard que l'un et l'autre fasse autant parler (mais je le réserve pour un autre billet consacré à l'adolescence et ses enjeux que je tenterai de mettre en parallèle avec le rap justement).

En édifiant Booba (et le Booba ayant choisi de s'installer aux USA, en se référant uniquement aux textes et morceaux qui font le buzz et sont commercialisés à grand renfort de clip provocateur), c'est une sorte de sophisme qui cherche à asseoir un raisonnement sur un présupposé faux dès le départ. Sa dernière sortie en est truffée et c'est ce qu'il m'a semblé important de mettre au jour, de mon point de vue. Ni plus, ni moins. Non, je ne défends pas Booba, mais je maintiens que le Hip-Hop ne s'y résume pas. Non, je ne dis pas qu'il n'y a pas de violence dans ses textes, mais la violence sublimée n'a pas le même impact que la violence brute du discours de Morano. Non, je ne dis pas que tout se vaut, mais que la citoyenneté suppose de reconnaître l'égalité des sujets de droit et que ce principe perd de sa force face aux inégalités croissantes et réelles que relaient sans vergognes politiques et "intellectuels". Puisque je ne peux m'y résoudre, que je continue de croire naïvement (mais je tiens à cette naïveté!) que nous avons le rôle et le devoir citoyen de rappeler la République à elle-même (dans ses principes fondateurs et conséquences sur le vivre ensemble et les comportements individuels), autrement dit de la critiquer, alors, il m'est apparu nécessaire de rappeler que Booba, au-delà de tout ce qu'on peut tout aussi légitimement lui reprocher, ne peut être l'étendard qu'en fait Finkelkraut et que derrière sa démarche, c'est la logique de l'amalgame qui prend le dessus. Ni plus, ni moins.

Alors, oui, cela demande de faire des détours sinueux, de ne pas suivre la voie de la facilité et de décortiquer ce discours pas toujours agréable à analyser, mais cela me paraît nécessaire. De nos jours, ce travail semble être mal vu, mal perçu parce qu'il n'est pas tendance. La tendance est à faire court, phrase choc, affirmation sans étayage, etc. Sauf que la tendance n'indique pas toujours la bonne direction!

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