La HipHopshère pleure la mort d’une de ses figures de proues, son royaume est orphelin de l’un de ses maîtres. L’héritage que Prodigy co-fondateur de Mobb Deep (avec Havoc) laisse derrière lui s’évalue à l’aune de l’ampleur des hommages rendus. Inaugurant au début des années 90, un rap sombre et sans fioriture, narrant la vie des ghettos sans la magnifier, ni la diaboliser, le groupe mythique a imprimé sa pâte, aujourd’hui gravée dans la roche. Alors que le rap New Yorkais est alors dominé par des groupes dont les lyrics sont ouvertement combattifs, avec un « message », les deux adolescents sont critiqués pour la violence crue de leur propos. Ne s’embarrassant pas d’images, les textes sont en effet truffés de « lyrics explicits » à peine censurés dans une Amérique encore très puritaine, ce qui vaudra au groupe l’étiquette de « hardcore ». Ralentissant les beats pour donner du corps au propos, rendre perceptible l’ambiance des ghettos et donner une couleur nouvelle à la culture Hip Hop pour l’inscrire dans ce qu’on appellera par la suite « la nouvelle école », Mobb Deep devient LA référence pour nombres d’artistes. De Booba à Swift Guad, tous déploient encore les germes plantés par le groupe mythique.
En termes d’ambiance, Mobb Deep vient asseoir un univers significatif. Animal, pulsionnel, lancinant, c’est les battements du cœur (et du beat) qui entraînent les corps à se mouvoir presque malgré eux. Cette ambiance à l’image de Survival of the Fittest (Infamous, 1995) se retrouve tant dans le Paris sous les bombes de NTM que dans Le crime paie de Lunatic. Rompant avec la tradition de la vitesse du beat et du débit qui faisait la marque des MC de l’époque tout en poursuivant la tradition explicite de la côte Est si chère aux français, le groupe marque un tournant. A la fois dans la poursuite et dans la rupture, il fait événement dès son origine pour ne plus jamais lâcher la scène, mais surtout la transformant radicalement. Quelque part, n’est-il pas le premier groupe à avoir tué le game ? N’est-il pas à l’image de ces rappeurs qui s’inscrivent à la fois en faux avec le rap des anciens tout en reprenant les mêmes ingrédients pour les agencer différemment ? N’a-t-il pas choqué autant ses pères que PNL ou SCH, voir même que Jul pour certains ?
Si héritage de Prodigy il y a, c’est bien en cette capacité à vandaliser les codes du rap pour mieux y revenir et l’augmenter. Sans renier ce qu’il doit aux anciens, lui et Havoc n’ont eu de cesse de tenter de faire bouger les lignes ne se contentant jamais de leur zone de confort. Malgré les critiques émanant parfois même de leur public, le « hardcore » de Mobb Deep même s’il se transforme avec le temps et la maturité des deux compères, demeure ne serait-ce que dans le refus d’aller là où les attend. Père d’un rap constatif, exprimant la rage induite par une vie de sous-hommes, il marquera le rap français comme par exemple ces trois sorties récentes, plus ou moins « underground » : Hartigan dans Purgatoire sorti le 12 mai 2017, Vin’s et la Haine (titre sorti le 9 juin 2017) et Youssef Swatts dans Vers l’Infini et l’Au-delà (sorti le 16 juin 2017).
Le premier a fait appel à Mani Deïz pour les prods pour créer un univers que certains considèrent comme glauque, voire rébarbatif (ce qu’on reprochait initialement à Mobb Deep). Le beat vient servir le propos et l’ambiance souhaitée, ici clairement sombre pour contraster avec la clarté de l’explicite des textes. J’suis de ce coin reprend la thématique de la vie quotidienne des quartiers à partir d’une perception individuelle, subjective. « Je suis de ce coin où le vécu est illusoire, j’ai préféré apprendre à garder la tête froide. L’espoir est moins salutaire que le spliff du soir, je partirais en étant ma propre bête noire ». Que le « Je » reprenne ses droits dans le rap, c’est un des héritages de Mobb Deep. L’intériorité, l’expression de soi vient alors soutenir un message plus global.
Le second s’inscrit aussi dans l’héritage du Roi (comme le nomme Nas lui-même) en sortant des attendus qui le concernent et en transformant les codes des anciens sans pour autant les renier. Loin de s’inscrire dans une nostalgie du passé, il le transforme pour lui conférer un caractère plus moderne tant dans le beat qui s’accélère que dans le flow qui se transforme pour devenir plus chanté parfois, plus décalé par rapport au beat aussi. Quitte à choquer jusqu’à son propre public, Vin’s poursuit sa route (et celle de Mobb Deep). Le fond reste cependant digne des fondateurs puisqu’il s’agit de faire comprendre avec ses mots, l’origine d’une haine que certains peuvent vouer à la société dans son ensemble. « La merde qui sort de leur bouche, moi je n’ai jamais pu la boire, y a que des douilles, mais dans notre camp, j’ai jamais vu la balle, la vérité ils sont nombreux à ne pas la voir, je la voulais pas mais cette putain de haine, j’finis par l’avoir ».
Le dernier, plus fidèle à la tradition qualifiée de consciente dans le rap français, n’en demeure pas moins un digne héritier du haut de ses 19 ans. Les productions sont calmes, composées (beaucoup de piano notamment), presque musicales pour rendre compte de son univers à la fois sombre et coloré. Vieux Rêveur revient sur son parcours d’adolescent qui voit dans le rap le moyen de s’émanciper… Comme ses pères et notamment comme celui qu’on appellera Prodigy… « Tout a commencé quand je pouvais plus quitter ma plume, a 11 ans j’kiffe le rap, mais j’aime l’écriture mille fois plus, bizarre mais dans l’blizzard une voix s’allume au fond de mon cœur, elle me dit de garder le sourire même si je constate que le monde pleure. Celui-ci m’a fait pleurer, m’a écœuré, le rêve de pouvoir le crier avec les tripes m’a effleuré ».
En somme l’héritage de Mobb Deep est vivant, actif, déployant des formes aujourd’hui diverses et variées du rap hardcore, violent, sombre comme peut l’être celui de Booba, Dosseh ou Damso à un rap plus lancinant, induisant par des prods nouvelles et originales des messages en creux qui sont soit moins explicites, mais tout aussi forts à l’image de PNL, en passant par une conscience subjective qui se développe dans la nouvelle vague du rap dit indépendant comme les trois exemples ci-dessus. Prodigy est mort, mais Vive Mobb Deep à travers les nouvelles générations qui continuent malgré l’ordre établi, à transformer, à révolutionner le rap afin d’asseoir son caractère fondamentalement pluriel, évolutif, mouvant, mais toujours choquant jusque dans ses propres rangs.