Pour ses interlocuteurs qui comme elle y avaient perdu des proches et vu engloutir un pan de l'humanité, le nazisme est le Mal absolu, un cataclysme qui dépasse l'entendement et qu'il est sacrilège de vouloir appréhender avec les instruments des sciences sociales.
À la même époque, on explore des voies nouvelles pour déchiffrer un phénomène qui se dérobe à l'analyse. Le procès Eichmann (1961) est contemporain
- des recherches de Stanley Milgram qui montrent comment la soumission à l'autorité inhibe la conscience morale,
- de la publication par Raul Hilberg de la première édition de La destruction des juifs d'Europe
- de la thèse de David Schönbaum ultérieurement publiée sous le titre La révolution brune, dans laquelle il analyse les bouleversements sociaux sous-jacents au phénomène nazi. Le récit qu'il a fait de la soutenance montre une même fuite d'une partie des autorités académiques devant une analyse scientifique qui s'abstrait de la diabolisation.
Cinquante ans plus tard, le débat a conservé la même acuité, entre les défenseurs de l'autonomie des sciences sociales et ceux qui les enferment dans la ritualisation du récit des souffrances et de la culpabilité.
Il s'est toutefois perverti après l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza en 1967. Dans les années soixante-dix, Élie Wiesel formalise la notion d'Unicité : l'extermination des Juifs par les nazis serait irréductible à tout autre phénomène historique, notamment aux génocides et par surcroît, inaccessible à l'investigation scientifique. Le vocabulaire est adapté à cet impératif idéologique. Aux États-Unis, le terme Holocauste traduit implicitement la Solution finale comme un sacrifice dans une célébration sacrée. Également d'origine religieuse, Shoah vise de même à disqualifier l'analyse historique. On se souvient de la campagne menée au cours de l'été 2011 pour imposer son usage dans l'Éducation nationale[1].
Il va de soi que l'Unicité du crime et son inaccessibilité à la connaissance, implique celle de la victime : seul un peuple unique peut susciter une entreprise de destruction aussi incompréhensible. De ce fait, ses fins sont hors de portée des lois communes et toute entrave à la démarche nationaliste de l'État du Peuple juif, soit-elle injuste envers les Palestiniens, est une continuation de l'œuvre des nazis.
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On ne s'ennuie pas durant le film de Margarethe von Trotta. Il reste toutefois en surface. Les amis d'Hannah Arendt se détournent d'elle, les visages congestionnés quittent les amphithéâtres où elle expose ses idées, scandalisés de l'insulte faite au "Peuple juif" par la banalité du mal. Les tentatives d'argumentation se brisent contre le mur de l'émotion. Ni contenu explicite, ni enjeu idéologique derrière ces débats. Dommage, quand on sait que les participants se nomment Heinrich Blücher, Gershom Scholem, Karl Jaspers, Hans Jonas[2] et que même dans un film "grand public", quelques réparties peuvent camper une problématique.
Il reste une comédie romanesque : Hannah Arendt, ses amis, ses amours, ses opinions iconoclastes.
[1] Norman Finkelstein analyse cette thématique dans L'industrie de l'Holocauste (2000, éditions La fabrique). Lire aussi Peter Novick, l'Holocauste dans la vie américaine (1999, Gallimard) et Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes (1997, La découverte).
Voir aussi dans Médiapart ma lecture critique d'un récent numéro de la Revue d'histoire de la Shoah consacré à l'enseignement de la Shoah.
[2] voir Philosophie magazine qui consacre un dossier au film.