Le conflit du Proche-Orient fait toutefois l'objet d'une double importation :
- par certains jeunes qui identifient l'oppression subie par les palestiniens à leurs propres difficultés d'insertion dans une société en mutation,
- par le lobby israélien qui assimile les critiques adressées à la politique israélienne, à un atavisme antisémite responsable de la brutalisation de la vie sociale.
Dans ce dernier discours, la critique de la colonisation des territoires occupés est interprétée comme négation du droit à l'existence d'Israël et renaissance sous d'autres formes, de l'antisémitisme d'avant la deuxième guerre mondiale. Placé au lendemain du génocide nazi dans l'impossibilité de s'exprimer ouvertement, l'antisémitisme (passé entre-temps de l'extrême-droite à l'extrême-gauche) se serait reconverti dans la critique de l'expansionnisme israélien. Ceux qui depuis cinquante ans ont dénoncé l'oppression en Algérie, au Vietnam, en Afrique du sud ou ailleurs, exprimeraient un atavisme antisémite dès lors qu'ils appliquent les mêmes valeurs à la forme d'apartheid qui règne dans les territoires palestiniens occupés. On réécrit 2000 ans d'histoire des populations juives comme une suite continue de persécutions en insistant pour les besoins de la cause, sur les pays arabes. On monte en épingle le mythe d'un antisémitisme gravé dans le patrimoine culturel des peuples européens et moyen-orientaux, invités en permanence à se mortifier. Citons par exemple la floraison de traités "savants" sur la dhimmitude, les déclarations de Roger Cukierman (le rouge-brun-vert en janvier 2003) et le rapport Rufin qui sous prétexte "d'antisionisme radical", préconisera en octobre 2004 la pénalisation des critiques de la politique israélienne.
On harcèle le gouvernement et les médias, sommés de faire taire ces critiques et de réorienter la diplomatie française. Le rituel dîner du CRIF se transforme en tribunal où l'on juge la société et le monde politique sur le critère de l'attitude à l'égard de la politique israélienne. Enfin, on traîne devant les tribunaux des intellectuels coupables de jugements critiques à l'égard de l'annexion rampante des territoires occupés (entre autres Edgar Morin, Charles Enderlin, Daniel Mermet), sans oublier cette manifestation contre l'antisémitisme en 2002, au cours de laquelle le service d'ordre du CRIF se livre à une chasse au faciès sur les passants tandis que l'un de ses membres poignarde un commissaire de police qui s'interpose.
L'été meurtrier
Dans ce contexte, trois fausses affaires d'antisémitisme se succèdent à un mois d'intervalle en cet été 2004, avec un scénario analogue : éclatement de l'affaire, dramatisation amplifiée par les déclarations publiques, dégonflement.
Vendredi 4 juin, un homme d'allure maghrébine selon les témoins, donne un coup de couteau à un étudiant sortant d'une école religieuse juive d'Epinay-sur-Seine en criant "Allah Akbar ?". L'émotion est considérable, relayée par les autorités politiques et religieuses.
L'éditorial du Monde "La France blessée" remarque : "Cela se passe en France. En Europe. Dans ce pays, sur ce continent où les juifs furent stigmatisés, persécutés, exterminés. Deux jours avant la célébration du soixantième anniversaire du Débarquement allié en Normandie (...) L'antisémitisme a franchi une nouvelle étape (...)."
Après la sortie du journal, samedi à 21h22 exactement, une dépêche AFP signale que deux autres agressions à l'arme blanche ont été commises à Epinay vendredi soir. L'une des victimes est arabe, la seconde haïtienne. Le dimanche matin, il est question de deux victimes supplémentaires, l'une d'origine guinéenne, l'autre portugaise. En quatre jours, neuf agressions ou tentatives d'agression de ce type seront signalées dans la commune.
Arrêté quelques jours plus tard, l'homme est un malade déjà plusieurs fois hospitalisé en psychiatrie.
Vendredi 9 juillet, une jeune femme affirme avoir été agressée dans le RER D. Voyageant avec son bébé, elle est abordée peu avant 9h40 entre Louvres et Sarcelles par quatre maghrébins et deux noirs qui subtilisent son portefeuille, constatent sur sa carte d'identité son ancienne adresse dans le XVIe arrondissement et en concluent qu'elle est juive. Ils lui coupent des cheveux au couteau, lacèrent son tee-shirt et son pantalon, tracent au feutre trois croix gammées sur son ventre, avant de s'éclipser en renversant la poussette.
Le président de la République Jacques Chirac exprime son "effroi" et appelle à un sursaut républicain. Le ministre de l'intérieur, Dominique de Villepin condamne une agression "ignoble" et précise avoir "donné instructions aux services de police pour retrouver les auteurs dans les plus brefs délais" après cette agression "aggravée de gestes racistes et antisémites". On ne trouve pas de mots trop durs pour stigmatiser les autres voyageurs qui ne sont pas intervenus et ne répondent pas aux appels à témoignage. Et pour cause.
Le 13 juillet, après intervention de sa propre mère qui l'affirme coutumière du fait, la jeune femme avoue avoir inventé son agression.
Dans la nuit du 21 au 22 août, un centre social juif situé rue Popincourt dans le XIe arrondissement de Paris est incendié et on retrouve dans les décombres des croix gammées et des inscriptions antisémites "Sans les juifs, le monde est heureux", "mort aux juives".
Nouvelle avalanche de réactions. Lors d'une visite en France, le ministre des affaires étrangères israélien, Sylvan Shalom, se rend sur place mercredi 25 août et appelle les autorités françaises à prendre le phénomène de l'antisémitisme à bras-le-corps, évoquant la nécessité de "lois plus dures".
Le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) blâme l'inaction de la justice, coupable selon lui de clémence dans la répression des agressions antijuives. Selon l'un de ses porte-parole, "il ne peut pas y avoir de doute sur les motivations stupides et criminelles de ceux qui brûlent un restaurant du cœur en inscrivant des graffitis antisémites. C'est bien la haine des juifs qui les anime".
Les deux principaux syndicats de magistrats français protestent contre de telles mises en cause, appelant à plus de prudence, de réserve et de sens des responsabilités. Le Syndicat de la magistrature déplore les accusations de laxisme. "Le recours à une répression accrue et systématique ne saurait en aucun cas constituer une réponse adéquate à un problème grave de société qui nécessite tout au contraire information, éducation et prévention de tels comportements, et ce par un engagement de tous les acteurs sociaux".
Le 30 août, la police arrête un employé juif logé par le centre, qui avoue avoir incendié le local pour se venger de son expulsion.
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Rétrospectivement, l'affaire du RER D se distingue des deux autres par l'étonnante naïveté qu'elle dénote de la part des autorités et du public. Les autres affaires reposent sur des faits réels. Celle-là se fonde sur des déclarations dont le contenu aurait dû faire naître le doute. Que les autorités policières, gouvernementales et communautaires aient avalé cette fable montre à quel point le psychodrame de l'antisémitisme en est arrivé.
Dans sa mythomanie, la jeune femme a de toute évidence intériorisé les dérèglements de la vie publique qui font écho à ses propres troubles psychologiques. La délinquance affectant les "classes dangereuses" issues de l'immigration, la promotion de la victime et notamment la victime juive. Avoir subi une agression antisémite vous place au sommet de la hiérarchie victimaire. Elle est toutefois rejointe dans cette apothéose tragi-comique par Ariel Sharon qui le 18 juillet, plusieurs jours après qu'on ait révélé la supercherie, conjure les juifs de France de se réfugier en urgence en Israël afin d'échapper aux dangers mortels qui les menacent.
Ce même jour, Piotr Smolar écrit dans Le Monde :
[...] Les journalistes travaillent dans un secteur ultraconcurrentiel, dans lequel la retenue et la modération ne sont pas toujours encouragées ; les élus, eux, usent et abusent des ressorts de la compassion et de la condamnation, en ces temps de sacralisation de la victime. Face à un drame, le silence devient vite suspect, surtout lorsque le spectre de l'antisémitisme apparaît en arrière-fond.
Vue de l'étranger, la France offre une image peu flatteuse : celle d'un pays tourmenté, perclus de rhumatismes, où les actes antisémites s'intensifient et où les responsables politiques horrifiés convoquent sans cesse Marianne, la République et la Constitution dans leurs réactions sans savoir comment remédier au phénomène. S'il fallait une preuve de la montée du communautarisme, elle se trouve dans le lapsus de Jacques Chirac, à l'occasion de son entretien télévisé du 14 Juillet, lorsque le président a fait une distinction entre "nos compatriotes juifs" et les "Français".
Bien involontairement, il a ainsi confirmé le sentiment de nombreux Français d'origine juive, depuis l'intensification du conflit israélo-palestinien et la deuxième Intifada : celui d'être, sans cesse, par leurs pourfendeurs comme par certains de leurs élus, renvoyés à cette racine, une racine parmi d'autres, comme s'ils formaient un corps étranger en France, une excroissance d'Israël.
En d'autres termes, le journaliste montre les Juifs français aux prises avec les institutions "communautaires" qui les enjoignent à se sentir continuellement menacés et à consacrer leur activité de citoyen à la défense de la politique israélienne, ce qui les met en porte-à-faux face aux autres citoyens français. Ceux-ci ainsi que les autorités gouvernementales, constamment harcelés pour les réserves qu'ils expriment face à la politique israélienne assimilées par les mêmes autorités communautaires à un atavisme antisémite hérité de la France collaborationniste.
Le 8 août, Xavier Ternisien publie dans le même journal un article titré Sortir du petit monde de Marie L. dans lequel il interprète l'affaire du RER D au regard de l'imagerie raciste à l'égard des noirs et des arabes.
Décidément, Marie a eu plus de chance que ses agresseurs fantômes. Aucun sociologue n'a été gravement interrogé sur son cas, pour vaticiner sur cette mise en scène odieuse. Personne ne s'est demandé d'où venait cette terrible convergence entre l'imaginaire nazi et le petit monde de Marie L. Au contraire, on a glosé sans fin et sans retenue sur les motivations de ses pseudo-agresseurs.
Il y a quelque chose de suspect dans l'empressement avec lequel les commentateurs ont dénoncé "quatre Maghrébins et deux Noirs". Comme si, soudain, des pudeurs et des barrières étaient tombées avec une facilité déconcertante. Une association aussi respectable que la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA) n'a-t-elle pas qualifié les agresseurs de "nazis de banlieue" ? Une déclaration à l'emporte-pièce qui ne fera guère avancer la cause de la lutte contre tous les racismes. Plus que ça : un beau gâchis.
[...] Qui ne voit que le cancer qui ronge le pacte républicain, ce n'est pas le "communautarisme" ? C'est le sentiment du "deux poids, deux mesures" qui laisse à penser que, si l'antisémitisme est à bon droit fortement condamné, les actes et les attitudes racistes et islamophobes sont considérés comme un bruit de fond admissible.
Dix ans plus tard, qui peut dire que ce diagnostic ne s'est pas confirmé ? Que l'islamophobie n'a pas fini de faire pousser ses fleurs malodorantes, y compris dans Médiapart. L'année 2006 constitue à cet égard une étape importante. Nous y reviendrons.