En publiant Comment le Peuple juif fut inventé en 2008, Shlomo Sand n'a pas fini de remuer les esprits. Quel autre livre prend l'allure d'un tel coup de pied dans une fourmilière idéologique ?
Utilisant des données appartenant depuis des lustres au domaine public (Ernest Renan en disait autant il y a plus d'un siècle), il montre que les peuplements juifs dispersés ont à plusieurs occasions converti des populations avec lesquelles ils étaient en contact, tandis que majoritairement demeurés en Palestine, les Juifs se convertissaient au christianisme puis à l'islam. Cela ne signifie pas, brassage migratoire et endogamie aidant, que les peuplements juifs actuels ne possèdent pas d'ancêtres ayant pratiqué le judaïsme dans l'antique Royaume d'Israël, mais qu'ils se sont enrichis d'apports extérieurs et que les Arabes de Palestine peuvent tout autant que les Juifs prétendre descendre des sujets israélites dudit royaume.
Il montre par ailleurs comment le Peuple juif résulte d'une construction idéologique récente. À cet égard, il s'insère dans un courant d'étude des nationalismes dont Anne-Marie Thiesse a fourni un exemple avec sa Construction des identités nationales[1]. Dans cette étude fondatrice, elle montre comment dans l'Europe des XVIIIe et XIXe siècles des groupes d'intellectuels ont construit des langues, des traditions et de l'histoire nationale, accompagnant ainsi les catégories sociales porteuses de revendications nationalistes en Écosse et surtout dans les Balkans. De même, dans L'illusion identitaire[2], Jean-François Bayart explore l'espace et le temps des identités culturelles et leur adéquation au champ politique.
La violence et la persistance des réactions montre à quel point ce livre a ébranlé les mythes sur lesquelles repose le nationalisme israélien, arc-bouté sur une légitimité incantatoire. D'où les frénétiques protestations devant les entreprises de délégitimation que constitueraient les protestations contre la colonisation de la Cisjordanie.
Il faut préciser que dans l'histoire - pas celle revendiquée par les nationalistes mais celle retracée par les historiens - ce n'est jamais le Peuple qui fonde l'État, mais les conquêtes qui ont composé un territoire. Le Peuple français, a été constitué en premier lieu des individus habitant sur le territoire français au moment où les sujets du roi sont devenus des citoyens, avant de s'enrichir des étrangers naturalisés. Ceux dont les ancêtres peuplaient la Gaule, ceux dont les arrière grand-parents ont été naturalisés en 1926 et ceux dont le décret de naturalisation vient de paraître sont au même titre, membres du Peuple français.
Il n'en est pas de même du Peuple juif, sur lequel les nationalistes israéliens fondent leurs prétentions en particulier leur revendication d'État juif. Il existe des populations juives, mais le Peuple juif qui postulerait une unité organique des israélites avec les descendants athés de pratiquants du judaïsme est une chimère raciale. À l'occasion du mouvement des indignés israéliens, on a fugitivement entendu parler de Peuple israélien. Débarrassé de toute référence raciale, et correspondant aux conceptions françaises, celui-ci n'existe pas dans la doctrine officielle israélienne.
On rétorquera que l'existence d'Israël est contestée. C'est un vieux thème de propagande qui ne repose sur rien. Compte tenu du déséquilibre des forces en présence, la prétendue négation d'Israël ne sert qu'à camoufler la négation des Palestiniens, bien réelle et lourde de persécutions. Entre la création d'un état palestinien sur les territoires occupés en 1967 et la fondation d'une république Israélo-palestinienne non raciale, la classe politique israélienne est tentée par une fuite en avant vers les doctrines les plus extrêmes[3].
Les propagandistes insistent maintenant sur la nécessité d'un État dont les références juives s'imposeraient aux citoyens. Personnage emblématique de ce courant, Avigdor Liberman Ministre des affaires étrangères préconise la constitution d'un Israël racialement pur après expulsion des non-Juifs. Doit-on rapprocher ces positions de la multiplication des allusions au Peuple juif[4] fourmillant dans certains écrits depuis deux ou trois ans. Notons au passage que ce courant s'inscrit dans une tradition plus générale. Explorant l'histoire sociale de l'Allemagne du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, George L. Mosse décrit le courant völkisch[5] valorisant l'unité du Peuple dans son rapport charnel à la Terre et au passé médiéval, résultant d'une réception des Lumières biaisée par la situation géopolitique particulière de l'Allemagne avec une indétermination de population et de territoire[6]. Toute proportion gardée, Israël se caractérise également par une population ambiguë, un irrédentisme fondateur et une mythologie nationale obsessionnelle.
[1] La création des identités nationales, Anne-Marie Thiesse, 1999, Points
[2] L'illusion identitaire, Jean-François Bayart, 1996, Fayard
[3] http://blogs.mediapart.fr/blog/berjac/281011/la-race-blanche-est-de-retour
[4] Le numéro de juillet-décembre 2010 de la "Revue d'histoire de la Shoah" contient un chapitre non dénué de relents racistes, s'attachant à l'image du "peuple juif" dans les programmes scolaire. Lire http://blogs.mediapart.fr/blog/berjac/271011/faut-il-enseigner-la-shoah
[5] George L. Mosse – Les racines intellectuelles du Troisième Reich – 1964, 1998 - Points histoire
[6] Michel Korinman – Quand l'Allemagne pensait le monde – 1990 - Fayard