Version résumée de "Faut-il enseigner la Shoah" du 27 octobre 2011
On s'enrichit à l'écoute des rescapés des camps nazis. Ceux-là ont touché des rivages irréels et en rapportent l'horreur avec grâce. Primo Levi, Robert Anthelme et bien d'autres, n'ont pas besoin d'en rajouter, de demander avec emphase comment la Terre a pu continuer de tourner malgré Auschwitz. Il en est de même des historiens qui ont creusé leur galerie vers le cerveau de la bête. Nul n'a besoin qu'on lui détaille l'horreur qui plane sur le meurtre de plus de cinq millions de personnes en trois ans et le mystère de cette industrie à l'échelle continentale, hors de tout alibi stratégique.
Toutefois, l'affaire Péderzoli, cette professeur d'histoire nancéenne ameutant en 2010 le lobbying communautaire, contre les reproches de trop consacrer du temps de ses élèves à ce chapitre du programme et de se complaire dans la dramatisation, ainsi que la récente polémique relative à l'emploi du terme Shoah à l'école, ont mis en évidence l'urgence d'y voir clair sans tabou.
Une finalité subliminale
La Revue d'histoire de la Shoah a récemment consacré à l'enseignement du génocide des Juifs, un volume de 700 pages au long desquelles une quarantaine de contributeurs – généralement des enseignants - explorent dans l'espace et dans le temps, les programmes et la pédagogie*.
L'accent est mis sur l'impératif d'étoffer la place de cette matière, mais la conviction des rédacteurs et le volontarisme de leur démarche exclut tout questionnement. Les sujets d'approfondissement annoncés dans le titre de certaines contributions (à quoi sert d'enseigner la Shoah, le quotidien dans un collège difficile...) sont évacués au profit d'un exposé redondant des pratiques pédagogiques (films, lectures, discussions, voyages...) et de quelques banalités.
On tire de cette lecture la vision d'un petit corps de métier enfermé dans son sujet au point de s'aveugler à l'ampleur de la problématique nazie. Le but n'est visiblement pas d'expliquer à de futurs citoyens l'émergence et le fonctionnement de l'État nazi ou de les ouvrir à une démarche scientifique, mais de susciter l'apparition d'un réflexe empathique à l'égard du "Peuple juif".
Le voyage à Auschwitz immunise-t-il contre la barbarie ?
Le discours relatif à l'histoire de la Shoah apparaît à cette lecture comme une forme dégradée de l'enseignement de l'histoire. Ces enseignants s'écartent des impératifs scientifiques de leur discipline pour s'approprier une fonction moralisatrice qu'ils se révèlent incapables d'objectiver au-delà de l'émotion suscitée chez des adolescents par des visions poignantes.
De fait, quelle finalité sous-tend ce discours ? En dépit du mutisme des auteurs, leur démarche repose implicitement sur la conviction qu'Auschwitz immunise le jeune visiteur contre la barbarie. À supposer qu'il soit valide, ce postulat exclurait toute instrumentalisation, car le détournement de l'empathie vers une cause politique ne peut qu'être destructeur de toute valeur morale. Or, les thèmes idéologiques transparaissent. De nombreuses contributions insistent sur l'abâtardissement qui résulterait de la mise sur un même plan des victimes juives et non-juives. Plus révélateur, un texte consacré à L'image du peuple juif dans l'enseignement primaire dérape vers un exercice de concurrence communautaire, le monde musulman médiéval usurpant selon l'auteur, la place qui devrait échoir dans les programmes scolaires, aux méritantes populations juives d'Europe.
De fait, le conflit israélo-palestinien et la guerre idéologique qu'il suscite tendent à envahir l'historiographie des populations juives, avec une thématique en miroir de celle des grands classiques de l'antisémitisme : à l'avant-garde des forces de progrès, le Peuple juif serait la cible d'un complot mondial ourdi par les forces obscurantistes. Revêtant alors une fonction de mythe fondateur d'une religion nationaliste, l'extermination des Juifs par les nazis se prolongerait aujourd'hui par le biais des critiques adressées à la politique israélienne. C'est pourquoi le nazisme est devenu le lieu privilégié de la dérive mémorielle : comment mettre en doute la sincérité d'un officiant du devoir de mémoire !
Dans Les racines intellectuelles du IIIe Reich, l'historien américain Georges L. Mosse montre comment le courant völkisch, jouant dès le XIXe siècle sur la symbiose entre le Peuple allemand et la Terre allemande, a fourni le substrat des idées nazies. Dans un autre livre De la Grande Guerre au totalitarisme, il explique comment la ritualisation de l'hommage rendu aux morts de la Première Guerre mondiale, a fourni le terreau du mépris de l'existence humaine dont le nazisme est issu.
* Revue d'histoire de la Shoah, numéro 193 de juillet-décembre 2010