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Billet de blog 26 septembre 2023

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Alias Suchard

La faim qui les tenaillait dans la clandestinité leur donnait sans doute des rêves gourmands : mes parents adoptèrent Poulain et Suchard comme pseudonymes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ils parlaient de leur jeunesse et de leur guerre et mon père relata en vingt-cinq pages son parcours de résistant tandis que ma mère enregistrait des souvenirs avec l'aide d'un de mes fils. S'ils avaient croisé un de ces écrivains qui assistent ceux qui ont des choses à dire ou si leur fils avait été plus dégourdi, il y avait de quoi.

J'ai introduit le récit de mon père par des bribes de leur trajectoire fondées sur mes souvenirs des leurs, de documents trouvés après leur décès, d'écrits d'un cousin, de conversations avec ma sœur et une cousine en m'excusant par avance : la mémoire de celui qui raconte comme de celui qui l'a écouté subissent l'usure du temps.

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Enfant, mon père possédait une belle voix et peut-être par l'entremise d'un camarade de classe, il avait attiré l'attention d'un curé voisin. Lorsqu'il rentra chez lui en se vantant d'avoir chanté dans une église, la gifle reçue de son grand-père lui fit percevoir l'incongruité de la chose. Jeune homme, il se contentera de faire partie de la claque de l'Opéra.

Deuxième d'une famille de quatre enfants, il naît le 13 février 1906 dans l'Île Saint-Louis. Ce n'était pas alors le quartier huppé d'aujourd'hui. Le Marais non plus qui dans les années 1970 a installé le confort moderne, décrassé les murs pour révéler la pierre de taille, enlevé les faux-plafonds dissimulant les caissons grand-siècle et expulsé les habitants pour faire place à une population digne de son passé et des exigences financières qui vont avec.

Depuis Iași en Roumanie où elle demeure vers 1850, la famille de ma grand-mère s'installa à Bucarest puis migra vers Paris dans le dernier quart du siècle et pour certains vers les États-Unis au début du vingtième siècle. Mon grand-père avait quitté son Lemberg natal (Lvov ou Lviv en Galicie, le nord-ouest de l'actuelle Ukraine) et exercé son métier de tailleur en plusieurs lieux d'Europe avant de s'installer à Paris. Sujet autrichien, il eût quelques ennuis durant la Grande guerre. J'ai conservé l'image d'un vieux monsieur à grosse moustache blanche qui à l'issue des repas de famille, me prenait sur ses genoux pour me faire tourner le moulin à café et m'offrir un canard. Ma grand-mère vendait de la mercerie dans sa boutique du 12 de la rue de Fourcy qui mène de la place Saint-Paul vers le Pont Marie et la famille occupait l'appartement au-dessus. 

Mes oncles étaient plombier et électricien. Ma tante qui habitait non loin de là rue des Nonnains d'Hyère était couturière. On raconte qu'elle confectionnait de la lingerie pour les pensionnaires d'un bordel voisin où l'aîné de ses frères servait au besoin comme videur. Mes souvenirs d'enfant me ramènent aux conflits que ma grand-mère orchestrait autour de ce fils qui après le décès de son épouse en 1939, lui avait abandonné ses trois enfants pour vivre sa vie.

Des restes de religion : certains jeûnaient peut-être mais tout le monde faisait bombance pour la rupture du jeûne avec plats traditionnels et sanctifications en hébreu récitées par des gens qui y avaient peut-être cru un jour, au son du violon de mon oncle le videur.

Vers la fin de la Grande guerre, le certificat d'étude primaire en poche, mon père est embauché par un marchand de grains. Et il prend son avenir en main. Il se souvenait avec fierté du concours qu'il avait passé : trois épreuves à l'issue desquelles il reste une minorité des candidats pour affronter la suivante lui ouvrent les portes d'une école dont il sort en 1925 opérateur-radio de première classe.

Cette année-là, les druzes se révoltent au Liban et en Syrie sous mandat français et l'armée lui offre son plus lointain voyage. Il restait émerveillé par les ruines romaines de Deir-es-Zor. Il conservait la vision de villages dont il ne restait plus âme qui vive. La Légion étrangère était passée par là et on avait coupé les doigts de certains cadavres pour emporter les bagues. De retour chez lui souffrant de dysenterie, effrayant de maigreur et craignant de paraître dans cet état devant sa mère, il s'était posté au coin de la rue pour guetter le passage d'un voisin afin de lui demander de l'y préparer.

Il sera embauché en décembre 1927 par la Compagnie Radio-France filiale du groupe CSF-SFR spécialisée dans les liaisons radioélectriques, pour laquelle il travaillera jusqu'à sa mobilisation en 1939.

Les marieurs s'activaient au sein de la population juive : ces choses-là ne devaient pas être laissées au hasard. On lui présenta une jeune femme âgée de vingt et un ans.

Mes grands-parents maternels venaient des environs de Kichinev en Bessarabie, le Chișinău de l'actuelle Moldavie. Mon arrière-grand-mère était sage-femme. Appelée au chevet d'une femme de la noblesse dont l'accouchement était difficile, elle l'avait sauvée et en guise de remerciement, on avait payé des études d'institutrice à sa propre fille. L'un des premiers souvenirs d'enfance de ma mère était l'arrivée à Paris de cette grand-mère maternelle libérée de prison où on l'avait enfermée pour avoir adressé des signes jugés suspects vers la rive opposée d'une rivière. Mon grand-père qui avait étudié pour devenir rabbin était marchand de drap. Marquées notamment par le pogrom de 1903, les persécutions antisémites s'intensifièrent après la révolution de 1905, accompagnant la migration vers l'ouest. Mes grands-parents se décidèrent pour l'exode, sans doute en 1912. Ils visaient l'Amérique mais au moment de s'embarquer au Havre, le contrôle sanitaire crût déceler une maladie infectieuse chez une de leurs filles et la traversée fut remise. Hébergés par un parent avant de s'installer 13 rue Jacques Kablé dans le quartier de la Chapelle à Paris où ma mère voit le jour le 27 octobre 1914, ils sont tailleurs, puis laveur de voitures et piqueuse sur des documents officiels dressés pendant la guerre, avant de devenir brocanteurs à la Chapelle en 1921 puis au Marché Biron à Saint-Ouen.

Ma grand-mère donna naissance à huit enfants mais deux filles avant leur émigration et deux fils pendant la Grande guerre, moururent en bas âge. Née en 1900, l'aînée de leurs quatre filles épousa un homme originaire des environs d'Odessa. Les deux suivantes se plongèrent dans l'agitation politique de l'entre-deux guerres. Elles étaient communistes et l'aînée fréquentait le mouvement surréaliste. La Révolution surréaliste publia deux de ses poèmes dans son numéro d'octobre 1927 et André Breton évoque dans Nadja une rencontre avec elle au détour d'une flânerie au Marché aux Puces. La plus jeune travaillait comme secrétaire et se séparera peu avant la guerre, d'un dirigeant des ouvriers-coiffeurs CGT qui rejoindra la collaboration. Des difficultés financières et des problèmes de santé détournèrent ma mère des études. Elle sera secrétaire de fabrication dans une entreprise industrielle.

J'ai retrouvé une photo prise ce 13 juin 1935 où mes parents s'unirent. Les jeunes mariés n'y figurent pas mais la famille et les amis ont pris la pose en leur honneur. Au premier plan, culotte courte ou robe sage, trônent les petits qui quinze ans plus tard dans mes souvenirs d'enfant, incarneront la beauté, la force et la joie de vivre. De quelques-uns, ma mère parlait avec une ombre dans la voix. Un seul est revenu.

Une autre photo les montre en voyage de noces à Bruxelles, attablés avec ma tante surréaliste. Arrêtée le 4 août 1928 à l'issue d'un meeting pour la paix, elle avait été conduite deux jours plus tard à la frontière belge. Après diverses pérégrinations entre la Belgique et le Luxembourg, son mariage le 30 décembre 1929 avec le neveu d'un député communiste belge la mettra à l'abri d'une nouvelle errance.

Mes parents emménagent 43bis rue de Belleville dans un appartement qu'ils occuperont jusque début 1942. Je me rends compte en écrivant ces lignes, que  je n'ai eu aucun récit de ces années de jeunes mariés qui ont dû être parmi les plus joyeuses de leur existence. Rien de leur vision du monde en cette période cruciale du Front populaire mais ce que dit mon père de son trajet professionnel au début de l'occupation allemande témoigne de sa politisation. En dépit de l'éducation religieuse reçue dans leur jeunesse, mes parents étaient athées à ma naissance et le sont restés. Le seul élément de culture juive qu'ils avaient conservé était le yiddish qu'ils parlaient entre eux lorsqu'ils ne voulaient pas que leurs enfants les comprennent.

À l'exception de mes grands-parents maternels handicapés par les démêlés judiciaires de leur fille cadette, toute la famille avait été naturalisée.

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Mobilisé à la déclaration de guerre, mon père s'échappe de justesse lorsque le front se disloque en aidant un camarade à traverser une rivière pour rejoindre leur unité en retraite. Mon père était bon nageur. Plusieurs années auparavant, la barque dans laquelle il se promenait sur la Marne avec son beau-frère avait été prise dans un tourbillon. Lui seul était remonté.

J'ai retrouvé la réponse de la Compagnie Radio-France en date du 16 juillet 1940 lorsque depuis le Tarn où est stationné son régiment, il s'est inquiété de son épouse. On l'informe de ce qu'elle est repliée à Cholet avec son service de la SFR.

Membre de la "cinquième colonne", ma tante belge est transférée vers la France en mai 1940 et internée à Gurs dans les Pyrénées atlantiques, l'un des camps où la république finissante enferme ceux qui fuient le fascisme. Libérée en juillet, elle retourne chez elle en passant par Paris sans parvenir à revoir ses parents ni ses sœurs. Elle est arrêtée pour faits de résistance le 10 octobre 1941 et internée dans la prison de Saint-Gilles près de Bruxelles. À sa belle-mère venue lui rendre visite, elle montre furtivement ses mains dont les ongles ont été arrachés. Elle sera déportée à Ravensbrück début août 1942, puis vers Auschwitz où sa trace s'interrompt en octobre.

Dès 1940, des ordonnances allemandes mettent en place l'ordre nouveau : recensement des juifs, pose d'une affiche sur leurs boutiques, spoliation des entreprises, blocage de comptes bancaires, interdiction des postes de radio et en juin 1942, port de l'étoile jaune ... L'État français n'est pas en reste, qui annule une partie des naturalisations et fournit soubassement idéologique, cadre légal, logistique et main-d'œuvre pour les persécutions, les rafles et la déportation.

Le 30 juin 1941, un commissaire-gérant mandaté par le Tribunal de commerce de la Seine investit le stand 23 du Marché Biron, confisque la clef et enjoint à mes grands-parents maternels de quitter les lieux. On a retrouvé dans les dossiers du Commissariat général aux questions juives le rapport du spoliateur déçu de la pauvreté du stock mais il n'est pas exclu qu'il se soit servi au passage. Le 11 février 1943, mes grands-parents sont internés à Drancy. Le 26, ils font parvenir une lettre à des amis pour les rassurer et les remercier de leurs colis. Leur train s'ébranle le 2 mars vers Auschwitz où il arrive probablement cinq jours plus tard.

La sœur aînée de ma mère habite 159 rue du Château-des-rentiers non loin de la Place d'Italie et son mari est tailleur à domicile. Prisonnier de guerre, leur aîné s'engagera au maquis après sa libération en 1941 et participera aux opérations militaires au sein du groupe Fabien. Dès la déclaration de guerre et en prévision de combats et de bombardements, de nombreux parisiens ont été évacués vers la province. Pour les treizième et quatorzième arrondissements, c'est l'Anjou. La famille s'installe fin août 1939 à Saint-Lambert du Lattay quelques kilomètres au sud de la Loire où elle s'intègre à la vie locale : école, travaux des champs, baptême catholique pour l'un des fils. Le 15 juillet 1942, la Feldgendarmerie enlève le père, la fille de 21 ans et deux garçons de 17 et 15 ans. Ils sont parqués cinq jours dans le Grand séminaire d'Angers puis on les entasse dans des wagons qui les emportent vers Auschwitz. Le plus jeune lance par la lucarne un message à l'adresse de sa mère.

Maman chérie il paraît que nous partons en Ukraine pour faire les moissons ...

Elle est ramassée par un cheminot qui joint un mot :

Madame,
Votre fils étant de passage ce jour à Versailles a pu me lancer ce petit mot qu’il vous a écrit que je joins à ma lettre, qui me fait peine à le lire. Prenez courage et aussi de les revoir bientôt.
Recevez Madame mes respectueuses salutations.
Un cheminot.

Il n'aura plus vu sa sœur dès l'arrivée au camp et côtoyé quelques semaines son frère et son père qu'il aperçoit une dernière fois tenant difficilement sur ses jambes. Il résistera à la faim, aux coups et aux travaux harassants. Fin octobre 1944 devant l'avance des troupes soviétiques, on embarque les survivants vers l'ouest et il aboutit dans un camp annexe de Buchenwald. C'est là qu'en compagnie d'un camarade, il fausse compagnie à ses gardiens et se cache chez un boucher anti-nazi jusqu'à l'arrivée des soldats américains le 4 avril 1945. Il retrouvera sa mère et ses petits frère et sœurs qui auront été cachés par des habitants de la région avant de retourner dans leur appartement parisien..

La famille de mon père s'en tirera mieux. L'obligation d'afficher "entreprise juive" sur leur commerce et les allusions subies par les enfants à l'école convainc mes grands-parents de les en retirer et de fermer boutique. À l'été 1942, mon grand-père qui compte des policiers parmi ses clients est averti de l'imminence de la rafle. Tout le monde se réfugie dans une maison des hauts de Montreuil-sous-Bois appartenant à un parent tandis qu'il poursuit ses activités professionnelles dans une semi-clandestinité. On racontait que le prenant pour le concierge, un milicien lui demanda un jour s'il restait des juifs dans l'immeuble et qu'il répondit par la négative.

Ma mère éprouvait une vive reconnaissance à l'égard des directeurs de leurs entreprises respectives – la SFR à Levallois pour elle et Fenwick à Saint-Ouen pour mon père après sa démobilisation – qui début 1942, les mutent à Lyon où les persécutions antisémites sont moins menaçantes qu'en zone occupée. C'est là qu'ils s'engagent dans la Résistance. Des documents officiels établis après-guerre le situent en juin 1942 et mentionnent le réseau "Électre-Bouleau" du BCRA (Bureau Central de Renseignement et d’Action, le service secret de la France libre).

Les réseaux de renseignement de la France libre ont fourni à l’état-major interallié une grande partie des informations militaires sur l'ennemi tandis que les réseaux d'action s'attaquaient au personnel, aux installations militaires, aux infrastructures et au potentiel économique qui alimentait sa machine de guerre. La communication radio en est le relais indispensable. Les réseaux possèdent leurs propres opérateurs et les responsables en mission sur le continent sont accompagnés du leur. Le matériel manque et les opérateurs-radio sont traqués tant par les policiers français que par l'armée allemande qui dès l'été 1942 obtient de Vichy la possibilité de pénétrer dans ce but en zone non-occupée. Le repérage de l'émetteur dans un triangle d'une vingtaine de kilomètres de côté qui dure une demi-heure au début du conflit est réalisé en moins de cinq minutes dans les derniers mois de la guerre. Il reste aux véhicules goniométriques à surprendre l'opérateur. Au cours des années 1941 et 1942, les trois quarts des radios sont arrêtés et près de la moitié exécutés. L'espérance de vie d'un pianiste est alors estimée à douze semaines. La Résistance s'efforce de sécuriser les transmissions et crée le réseau Électre au sein duquel des règles strictes sont élaborées. La réception des messages se fait de nuit, sans limitation de durée. Les séances d'émission se font de jour dans des lieux soigneusement choisis et sont limitées à une demi-heure afin de réduire les risques de localisation. Les pertes s'abaissent à 50% au cours des six premiers mois de 1943 et au-dessous de 25% après juillet.

Les lignes suivantes reprennent le récit par mon père de son parcours de résistant.

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La vie que nous avons vécue pendant l'occupation allemande

"Lorsque la guerre m'a surpris en 1939, j'étais depuis 1925 breveté opérateur radio de bord de 1ère classe et j'avais été appelé en 1926 non pas comme radio à l'armée comme on pourrait le croire, mais comme tirailleur, malgré ma demande du Génie transmissions.

Libéré fin 1927, je reprends ce métier de radio, le plus beau jamais connu, où tous sont des camarades dans le vrai sens du mot, où jamais il n'était nécessaire de demander un coup de main puisqu'il était donné avant, où tous se serraient les uns aux autres, où tout se passait dans la joie.

En septembre 1939, après quatorze années de radio professionnelle, je suis caporal au 19ème escadron du train, toujours pas comme radio. J'apprends qu'un poste de chef d'une section motocycliste est offert et me voilà parti à Montlhéry pour étaler mes performances. Pour faire mieux que le meilleur candidat que j'avais vu lâcher les mains en se tenant debout sur les repose-pieds, je grimpe sur la selle et je lâche les mains dans la ligne droite. Cela m'a suffi pour montrer mes aptitudes ... En décembre 1939, ceux de la drôle de guerre se rappellent que cet hiver-là, il a été interdit aux voitures de sortir à cause de la glace, alors voilà pourquoi il y a eu beaucoup d'accidents de moto sur des engins réquisitionnés un peu partout et que la direction militaire jugeait plus aptes à tenir sur le verglas que les quatre-roues. À force de contester, je suis muté au Génie radio et me voici utilisant mes compétences d'opérateur radio de première classe ... pour parler dans un micro sur un poste fonctionnant en téléphonie.

Enfin, beaucoup comme moi savent pourquoi la guerre s'est si mal terminée pour nous avec une telle utilisation des capacités de chacun dans des camions miteux réquisitionnés un peu partout.

Lyon
À mon retour de la débâcle fin 1940 et devant l'utilisation de la radio et des opérateurs radio par les Allemands, je décide pour éviter de les servir, de m'embaucher comme électricien en usine. J'ai vite compris comme d'autres, que certaines fabrications leur étaient destinées et à quelques-uns, nous avons décidé d'y remédier. Rien n'est plus facile que saboter une batterie d'accumulateurs, doubler un shunt d'ampèremètre pour fausser la lecture d'un chargeur, dénuder un fil d'équipement. Tout cela était décidé à quelques-uns sans ordre de personne. Dans un coin de l'usine, on savait que dans un autre coin, il devait s'en faire autant mais là s'arrêtaient les connaissances et il valait mieux ainsi.

Début 1942 par mesure de sécurité, je suis affecté à la succursale de Lyon comme réparateur d'engins motorisés et je passe clandestinement en zone libre avec l'aide d'un ingénieur de l'usine. Ma femme passe la ligne pareillement un mois plus tard. Nous sommes trois (mon petit frère séjourne quelque temps avec nous) avec mon seul salaire et sans carte de rationnement. Les camarades se souviennent du Secours national de la Place Carnot : j'y ai fait la queue sans ticket et donc pas de viande. Lorsque nous en reparlons, nous nous souvenons d'un énorme plat d'oignons cuits à l'eau dont personne d'autre ne veut et qui fera notre bonheur.

Jusqu'à la fin de 1942, nous habitions au dernier étage d'un hôtel de la rue du Port du Temple et une chambre voisine servait de resserre à mon matériel, ce que l'hôtelier n'a jamais su. Mon frère électricien avait confectionné un réchaud électrique caché dans un placard et alimenté par des fils passant sous une baguette dans le couloir extérieur. Nous y faisions mijoter la nuit ce que nous appelions "le bourratif", que nous ramassions aux halles : morceaux de choux, de carottes, de pommes de terre, d'oignons et débris de toutes sortes, si possible des os. J'avais une fois rapporté du beurre de cacao à l'aide duquel nous avons cuisiné des frites délicieuses. Alerté par l'odeur, le logeur colla les ampoules dans les douilles pour interdire qu'on y prenne l'électricité mais ne trouva pas l'origine du mal.

Nous déménageâmes ensuite ma femme et moi vers un "chez nous" 39 avenue Joannès Masset à Lyon-Vaise le jour de l'an 1943. Trois pièces dont une grande cuisine-salle à manger et une pièce pour mon vélo (des centaines et des centaines de kilomètres). Notre mobilier offert par mes beaux-parents était resté à Paris dans notre logis et les Allemands nous le volèrent sur dénonciation d'un voisin qui sera à peine inquiété à la Libération. Nous serons dédommagés ... pas trop non plus.

Radio clandestin
Les réseaux de renseignements du BCRA ont joué un rôle considérable dans la conduite de la guerre sur le front occidental. Ils localisaient les troupes, les installations et le matériel militaire, les dépôts de matériel ou de munitions, les rampes de lancement de V1, les bateaux ou les sous-marins et organisaient les parachutages de matériels par les alliés. Ils ont contribué à l'organisation des débarquements. Bien sûr, nous entendions parler d'arrestations pour agressions contre un militaire et la plupart du temps, nous l'apprenions par un "bekanntmachung" de représailles affiché contre un mur. Je sais qu'un jeune homme fut arrêté par la police française pour avoir tracé une croix de Lorraine sur un mur. Cela avait-il quelque chose à voir avec les renseignements fournis au BCRA et retransmis par lui à un réseau d'action (FTP ou non) pour le déraillement d'un train ou la mise à feu d'un dépôt ?

Début 1942, il apparut aux Anglais et au BCRA qu'il fallait monter un réseau spécialisé dans les transmissions afin de professionnaliser la fonction. Assurée par des amateurs, elle était souvent de mauvaise qualité car ils avaient du mal à utiliser les petits émetteurs difficiles à régler et les minuscules récepteurs à la réception faible.

En mai, un camarade radio recruté par l'ingénieur arrivé de Londres pour organiser la radio clandestine me contacte à mon tour. Peut-être croyez-vous qu'il est facile de refuser lorsqu'un ami demande un service, alors je vous dis que c'est impossible et sans comprendre comment cela m'est arrivé, me voici équipé d'un poste émetteur-récepteur portatif Mark5 pesant 8kg et tenant dans une valise. Devant mes craintes, il est convenu que l'activité cessera si les Allemands occupent la zone sud.

Ce récit représente ce que j'ai emmagasiné dans ma tête et ce que ma mémoire peut restituer. Nous étions beaucoup de radios de métier en 1942. Pas beaucoup de mains suffisent pour compter ceux qui restent. À l'heure actuelle, il est impossible de se faire une idée de l'ambiance de ce temps, de la honte qui a été la nôtre et de la peur. Je parle de ceux qui étaient là et se souviennent surtout des difficultés d'approvisionnement en alimentation, des tickets de rationnement obligeant à une très petite quantité de viande, de beurre, de lait, de fromage et autres matières grasses, de devoir se remplir l'estomac avec des choses inconnues auparavant et qui n'avaient aucun pouvoir nutritif, des topinambours, des courges de toutes sortes, des rutabagas et la suite.

Même ceux-là ont une idée très vague de ce qu'a été la résistance organisée, la peur constante qui était la nôtre, nous qui n'étions pas en règle, de la difficulté qu'il y avait à transporter quoi que ce soit et surtout une valise du fait des contrôles anti-marché noir et nous en avons porté avec le matériel, les munitions et le poste, mais aussi de ne plus savoir quoi faire après une arrestation par les Allemands et les Français de tellement de camarades, les tortures qu'ils subissaient et souvent leur mort. Il nous suffisait de voir un petit groupe de soldats, une voiture militaire ou bien un civil en station au bord du trottoir, près d'une porte ou d'un bec de gaz pour penser qu'ils étaient là pour nous et nous n'ignorions pas ce qui nous attendait. Bien sûr, nous étions prudents et ne savions que peu de choses sur nos camarades, bien souvent même, ignorions-nous leur adresse et cela valait mieux.

Dans notre réseau, nous étions douze comprenant la direction (4), les radios (3), la protection, liaisons, boîtes aux lettres etc (5). Quatre ont disparu. À Lyon, j'avais de nombreux emplacements, mais jamais assez. Je parle surtout du moment où j'ai un peu cessé de voyager pour organiser la constitution de réseaux radio un peu partout dans le sud. Les radios arrivant de Londres passaient quelques temps avec moi pour s'adapter au travail radio clandestin. Le chef de réseau les adressait alors à un réseau de renseignement, de parachutage ou d'atterrissage. Au fait, mais j'ai oublié les FTP, mais j'avais peu souvent l'occasion de rencontrer ceux de l'Action jusque début 1943 car il était de règle d'éviter de rencontrer qui que ce soit d'un autre réseau. J'ai eu l'occasion d'utiliser les services d'agents de protection de réseaux d'action pour quelques missions de nuit mais j'avais plus confiance dans les miens et c'est normal. Je n'ai vraiment eu affaire à eux qu'après la chute de Jean Moulin pour tenter de reconstituer son service radio, mais je les trouvais un peu trop voyants compte tenu des règles strictes que nous appliquions chez nous et il est probable que j'aurais pensé la même chose de n'importe quel autre réseau. En fait, et comme tous mes camarades, j'ai entendu parler de Phratrie, de Gallia, ou d'Ajax ou de quelques autres, c'est parce que je recevais des télégrammes pour eux mais c'est tout et je n'ai eu réellement que de très rares contacts avec les hommes qui en faisaient partie. Si j'ai parlé de Jean Moulin, c'est parce que j'ai su son nom très longtemps après. Sur le moment, j'ai su qu'il s'agissait de l'arrestation d'un dirigeant et de la chute de son réseau et aux précautions prises à Lyon avec un revolver derrière chaque arbre, nous comprenions que c'était grave, mais pas plus.

En fait, il fallait vraiment accepter ce que nous faisions sans nous demander si cela pouvait servir, en étant d'ailleurs persuadés que cela servait, mais sans jamais voir les résultats, en nous disant que nos actes étaient de petites parties d'un puzzle et celui qui constatait les résultats était celui qui posait le dernier morceau, quelque fois sans aucun risque.

J'ai rencontré Charles et Roby deux jeunes alsaciens assis sur un banc avec pour toute fortune leurs papiers d'alsaciens chassés. Ils ont marché tout-de-suite et m'ont été adjoints en guise de protection et d'agents de liaison. Je n'ai jamais rencontré de personnes plus courageuses. Je ne portais ni arme ni poste et en cas de danger, je ne devais songer qu'à fuir sinon, c'était l'arrêt des transmissions pour tout un secteur. J'ai toujours travaillé avec un agent de protection armé chargé de m'avertir du danger, de me faire stopper lorsque quelque chose lui paraissait louche ou protéger ma fuite. Il devait notamment porter le matériel radio durant les nombreux déplacements. Dans un train, celui-ci était placé dans un compartiment voisin de celui où il voyageait (il nous est arrivé une fois qu'il disparaisse). Sur les papiers qui lui avaient été procurés, Roby était né à Saint-Flour. Un gendarme n'aurait pas marché et pourtant je l'ai vu dans un train, montrant ses papiers à un Feldgendarm et lui répondant en alsacien.

Les agents de liaison circulaient en train de jour comme de nuit pour assurer le contact avec les réseaux et transporter les messages en provenance ou à destination de Londres. Ils trouvaient les lieux d'émission et j'allais voir s'ils convenaient. Lorsque quelque chose paraissait louche dans un emplacement, nous n'y revenions pas. En 1942, il n'était pas facile de recevoir une aide à Lyon mais j'ai toujours trouvé des gens très heureux et fiers de l'aide qu'ils apportaient, joyeux aussi quand le contact était établi avec Londres. Ils me parlaient aussi d'amis sûrs et nous constituions ainsi un ensemble de lieux d'émissions. Je leur parlais du silence et du danger de parler même à des amis car un mot est vite sorti et se propage tellement vite. Ils couraient plus de risques que moi car je pouvais plus facilement me sauver. Parmi les propriétaires d'emplacement de travail, logement, nourriture, les pertes furent lourdes. Je parlerai de ce fermier descendu devant sa ferme en flammes. Aussi d'un homme de Valence qui nous a formidablement aidé et a été fusillé en juin 1944 par la milice ainsi que le coup de grâce et qui en est revenu vivant.

La radio n'était pas très développée avant 1942 et de nombreux réseaux (renseignements, actions, atterrissages, parachutage etc) nous envoyaient des télégrammes à transmettre. Au début, les messages étaient remis par un agent de liaison du réseau à l'un de nos agents, mais les contacts directs ont vite montré leurs dangers. Aussi a-t-on imaginé le système des boîtes aux lettres. À Lyon où la plus grande partie de mes transmissions avaient lieu, la plupart des immeubles étaient équipés de boîtes aux lettres individuelles. On installait une boîte aux lettres avec un nom inconnu dans un immeuble sans gardien à demeure. On guettait le passage du messager et après un coup d'œil circulaire, on ramassait le courrier ... Les quelques rendez-vous étaient soigneusement pris à une heure strictement fixée devant un numéro de rue où l'on se rencontrait comme par hasard devant une vitrine qui servait de rétroviseur et devaient être redoublés par mesure de prudence. Certains rendez-vous se tenaient dans le "bureau" : l'urinoir à deux entrées de la Place Bellecour ou celle à trois entrées de la Place des Cordeliers où nous entrions dès que deux places voisines étaient libres.

Mon activité professionnelle de réparation de véhicules électriques rayonnait sur toute la zone sud depuis Grenoble jusqu'à Bordeaux en passant par Angoulême, Carcassonne, Nice et Clermont-Ferrand d'où j'émettais également. Toutefois la plus grande part de mes transmissions se déroulait à Lyon.

Jusque-là, je savais que des groupes se formaient, composés de réfractaires du STO (Service du travail obligatoire) patriotes ou non, qui tentaient des coups de main et je savais que notre travail avait pour conséquence la plupart de ces coups de main par les renseignements qu'il fournissait. En fait, il fallait vraiment accepter ce que nous faisions sans nous demander si cela pouvait servir, en étant d'ailleurs persuadé que cela servait, mais sans jamais en voir les résultats en nous disant que tous nos actes étaient de petites parties d'un puzzle.

Les transmissions entre Londres et les réseaux de renseignement, d'action, d'atterrissage ou de parachutage contenaient les informations recueillies et les projets à exécuter. J'ai souvent eu deux ou trois contacts avec Londres par jour. Il fallait que je prenne sur mon temps de travail et certaines réparations facturées dans des entreprises où le contrôle était impossible n'ont jamais été effectuées.

La réception des messages se faisaient en "blind", c'est-à-dire à l'aveugle, sans intervention de ma part et donc sans risque d'être repéré. La séance débutait chaque soir à 21 heures. Un mot codé indiquait le destinataire. La difficulté de la réception sans contact est qu'on ne peut pas quitter le crayon même pendant plusieurs heures comme c'est arrivé. Ma femme se tenait près de moi et me passait crayons et cigarettes allumées en dépit du fait qu'elle ne fumait pas.

En revanche, chaque séance d'émission vers Londres durait au maximum 30 minutes afin de diminuer les risques. Lorsqu'elles avaient besoin de durer plus longtemps (un jour, j'ai eu besoin de transmettre 28 messages d'une moyenne de 25 à 30 mots codés), j'avais réservé parmi les emplacements de travail, ceux difficilement accessibles ou repérables mais d'où l'on pouvait voir d'assez loin.

Les contraintes s'aggravaient sur l'opérateur du fait des conditions précaires. Il aurait fallu dans l'idéal une antenne de dix mètres de long orientée vers Londres. Nous disposions de trop peu d'emplacements de travail possibles pour s'arrêter à de tels détails. J'ai eu la plupart du temps des antennes de cinq à six mètres et j'ai travaillé un jour assis dans un WC avec le message fixé sur la porte et une antenne de 2,50 mètres. Moyennant certaines conditions, cela marchait. Il faut dire que j'avais une oreille faite au morse depuis des années et que j'enregistrais derrière n'importe quel bruit.

J'ai aussi reçu des opérateurs radios venant de Londres afin de les préparer à la vie clandestine et pour les entraîner à prendre les contacts radio dans les conditions qui étaient les nôtres. J'ai un temps tenu rue Désiré une école de clandestinité mais c'était trop dangereux. Les élèves m'assistaient deux ou trois jours, puis recevaient chez eux et je les contrôlais le lendemain. Les postes Mark5 avaient été remplacés par les Para7 plus petits, moins lourds mais moins puissants.

Le 11 novembre 1942, les Allemands envahirent la zone sud et le travail continuait. Rien de changé car pour les camarades et moi, même avant ils étaient là. Je faisais une tournée de dépannage pour l'entreprise qui m'employait. Nous étions ce jour-là dans un gros patelin du sud et logions dans un hôtel face à la gare. Je disposais d'un poste équipé d'un transfo pour secteur de 220 volts 25 périodes qui était celui du Midi. J'étais occupé avec les camarades à donner des instructions et à prendre contact avec un nouvel opérateur radio. Nous rentrons en ville. Les Allemands occupaient l'hôtel dans lequel nous avions laissé trois valises contenant un poste et des armes avec des munitions et il y avait une sentinelle devant la porte. Je ne me sentais pas capable d'y aller et j'étais prêt à tout abandonner. Mon agent de protection se récrie. Comme je ne pouvais pas le raisonner, nous sommes partis à l'intérieur de la gare tandis qu'il y allait. Nous l'avons vu ressortir portant deux valises tandis qu'un Allemand l'aidait à porter la troisième. Cela fait sourire maintenant. Le même camarade a plus tard été arrêté. Avec un autre interné, ils se sont un jour au culot dirigés vers la porte du camp comme s'ils étaient désignés pour un travail quelconque.

Des mois et des mois étaient passés et si de temps en temps un coup dur survenait, le travail était exécuté mathématiquement. J'avais maintenant quatre résistants alsaciens avec moi pour la protection et l'acheminement du courrier reçu ou à transmettre à Londres. C'était trop dur et trop dangereux.

Je suis alors chargé de recruter un second radio. En mars 1943, je rends visite à un ancien camarade installé à Clermont-Ferrand et ne travaillant plus comme radio. Nous discutons sans fin de l'actualité, des Allemands, des collaborateurs, des anciens camarades travaillant pour le Deutsches Nachrichtenbüro, de la lutte clandestine, des émissions clandestines, du travail d'un radio clandestin ... et enfin il comprend que je ne suis pas simplement venu pour le plaisir de le voir et me demande craintivement si "j'en suis" avec l'espoir que je lui répondrai par la négative. Mais j'en suis et je lui explique le travail sans rien lui cacher, les nuits sans sommeil, les journées presque sans nourriture faute de temps et d'argent.

J'ai cru avoir échoué lorsqu'il m'avoue aimer ses pantoufles et sa cuisine de célibataire et me répond qu'il lui fallait de la réflexion et qu'il viendrait me voir à Lyon. Je repars ... et le lendemain, il était à Lyon après avoir tout abandonné à Clermont-Ferrand et il a tenu jusqu'à la fin. C'était un garçon calme et timide et lorsqu'il sortait d'une émission, il était impossible en le voyant de croire qu'il venait de faire quelque chose de louche. Je n'ai pas eu beaucoup d'explications à lui fournir. C'était un professionnel et à moi, personne ne m'en avait donné. Il a rapidement été dirigé vers Grenoble, assurant une partie du trafic.

J'émettais un jour rue Pasteur chez un ami. Il surveillait par la fenêtre et crie "stop les voilà !". Nous sortons en laissant le matériel sur place. La voiture s'arrête et trois hommes s'engouffrent dans la maison voisine d'où ils font sortir tout le monde. C'était le moment de s'en aller, ce que nous avons fait sans rien emporter ... Le lendemain, l'ami entre chez un fleuriste de l'avenue de Saxe, commande un bouquet à livrer à son domicile et nous suivons le livreur à 50 mètres, l'avons vu pénétrer dans la maison et ressortir quelques instants après, le bouquet à la main, nous prouvant ainsi qu'il n'y avait pas de danger, avant de récupérer le poste.

... et le coup dur est arrivé : le 24 avril 1943, le rendez-vous était pour 15 heures, mais les Anglais mettent un quart d'heure pour répondre. André était à la fenêtre et regardait Roby posté dans la rue et qui devait partir en cas de danger. Tout d'un coup, André me crie de stopper. Je transmets le signal d'alerte, j'arrache l'antenne, je glisse le poste dans une serviette que je lance sous le lit, je brûle les papiers dans le poêle des deux petits vieux chez qui j'émettais et c'est moi qui dois sortir le premier. J'ai parlé de la peur. Je ne l'ai vraiment eu qu'une fois dans ma vie et pourtant, beaucoup d'alertes et de petits coups durs. La peur, c'est autre chose. Je dois probablement la vie à un filet à provisions dans lequel j'avais glissé un morceau de viande. J'ouvre la porte vers la rue et je me trouve devant une petite Volkswagen. Je reverrai toute ma vie la tête du chauffeur : blondasse, crâne rasé, épais, les yeux gris clairs qui me regarde fixement accoudé sur sa vitre baissée. Derrière, deux Mercedes aux fenêtres masquées. En regardant le chauffeur qui continuait de me fixer tandis que je tournais vers la gauche, je hurlais intérieurement en le priant de ne pas bouger car s'il avait fait le moindre geste, je me serais écroulé. La Volkswagen démarre derrière moi, me suit sur 50 mètres puis fait demi-tour pour rejoindre les Mercédès. J'ai marché 150 mètres jusqu'à l'arrêt de tramway vers Lyon et je suis revenu sur le trottoir d'en face. J'ai vu André et les deux petits vieux sortir les bras en l'air. Je crois que le tramway a croisé la camionnette qui les emmenait à l'hôtel Terminus où avaient lieu les interrogatoires. Ma femme m'a raconté que je me suis battu toute la nuit et que je ne l'ai pas oublié dans la bagarre. La femme a été relâchée peu après. L'homme et André ont été déportés. Seul André est revenu. Je n'en ai jamais voulu à un camarade de parler sous la torture ou sous le coup de la peur. Mais André n'a pas parlé.

Nous nous sommes réunis le lendemain. Il était incompréhensible que j'aie pu être repéré au cours de mon émission, trop brève pour la gonio. Nous avons tous pensé à la nouvelle recrue qui avait demandé à ne pas venir avec nous à cause d'une course urgente et nous nous sommes rendus sur la place de l'église d'Ainay où je lui avais fixé rendez-vous. Il n'y était pas. Nous sommes allés discuter vers Perrache et avons pris la décision de le descendre à vue. Il doit la vie à ma femme qui a demandé que nous retournions voir s'il n'était pas là ... et il y était. Il a fait par la suite un travail important dans un réseau d'opérations aériennes mais il n'a pas eu la chance de voir la fin. Nous avons appris par le réseau Ajax (policiers) que les Allemands étaient venus arrêter un homme qui avait raconté dans le quartier qu'il s'était échappé d'Allemagne et qu'il avait maintenant contact avec Londres : le jeune radio formé à Londres qui m'avait été adressé pour son perfectionnement, que j'avais un temps hébergé chez le couple de petits vieux et qui n'a pas cru aux conseils relatifs aux bavardages.

Ma femme était là comme elle l'a toujours été. Combien de fois a-t-elle assuré ma protection en arpentant le trottoir en face du lieu d'émission, le dépassement d'une certaine limite signifiant : danger. Je l'ai vue un soir adossée à un bec de gaz, faisant semblant de lire un livre avec le 6-35 dans son sac. Sans épate et sans bruit, elle portait du matériel armée d'un revolver pour éventuellement défendre son vieux copain. Mais je suis bien content qu'elle n'ait jamais eu à s'en servir. Alors je me suis souvenu que lorsque nous étions jeunes mariés et que nous rentrions le soir, elle regardait toujours de tous côtés dans la crainte des mauvais garçons et chez nous, je devais regarder sous le lit et dans les coins pour la rassurer. Et maintenant, c'était elle qui assurait ma protection, portait du matériel, codait les messages et qui devait quand même avoir peur.

Nous avons dû déménager. Un camarade nous a recueillis au 2 cours Tolstoï. Le 30 avril 1943, ma femme et moi quittons nos emplois et partons vers Crest au sud de Valence. Nous habitons chez le docteur mais nous n'y rentrons que le soir et discrètement car dans un bourg, tout se sait aussitôt. Une ferme abandonnée est à notre disposition dans le petit village de Montoison, ce qui facilite les choses. Le premier jour, nous devons briser des monceaux de toiles d'araignées et chasserons les araignées durant tout notre séjour. Pour faire la cuisine, il y a l'âtre mais pas de bois. Pour cuisiner, une vieille casserole et un seau hygiénique. Le soir pour dîner nous trouvons du vieux blé éparpillé un peu partout et nous dormons comme il y a longtemps que cela ne nous est pas arrivé sur de la paille de maïs.

Jamais nous n'oublierons les amis de la Drôme et l'aide que tous nous ont apportée. Les emplacements ne manquaient pas et nous pouvions choisir ceux qui nous permettaient la meilleure surveillance. Pourtant, je n'ai que rarement prolongé les émissions au-delà des trente minutes que je m'étais fixées pour empêcher la gonio de me repérer. Cela a même failli provoquer un drame : je devais faire trois émissions dans la journée. J'en fais une le matin à Valence, puis nous partons vers l'Ardèche en traversant le pont du Rhône à vélo dans le premier village. L'hôte nous fait casser la croûte et je passe ma demi-douzaine de messages. Nous voilà repartis vers le pont du Rhône pour retourner à Valence terminer le travail. Le pont est barré par des gendarmes et des Allemands qui contrôlent les identités. Mon alsacien me regarde et me dit qu'il a peur. Je le comprends mais pour passer, il aurait fallu descendre d'une dizaine de kilomètres puis remonter de l'autre côté et je craignais de ne pas être au rendez-vous. Alors j'ai commis une bêtise : j'ai pris la serviette contenant le poste et les messages à envoyer que je passe dans le cadre de mon vélo. Quand arrive mon tour, je montre ma "kard d'entité" (une vraie carte établie à un faux nom par un camarade du service officiel à Lyon). On me regarde et je suis parti avec une envie folle de courir à toute vitesse. Mon aide a été retenu un bon quart d'heure pour contrôle mais tout s'est quand même bien terminé.

Chaque matin, un des quatre alsaciens était là pour prendre livraison des télégrammes reçus la veille au soir et les diriger vers leurs destinataires. Ils étaient en route sans arrêt vers Grenoble où était mon collègue, vers Montoison où j'étais ou vers Lyon où était le chef du réseau. De 1942 à avril 1944, il n'y a jamais rien eu de grave malgré deux ou trois émissions par jour dans la Drôme ou dans l'Isère et la masse des télégrammes à transporter. Une grosse part de chance mais il ne faut pas mésestimer les règles strictes que nous appliquions. Je les ai notées et un fascicule a été polycopié et remis aux radios qui partaient d'Angleterre. Il portait sur les aspects techniques : antenne, prise de contact radio, durée des émissions, rendez-vous, contacts, exemples d'imprudence ...

Londres
Après le drame de Calluire le 21 juin 1943, la remontée à Lyon et la recherche épuisante de nouveaux lieux d'émission afin de reconstituer le système radio démoli, il avait été constaté que je ne pouvais pas continuer sans risque dans un secteur brûlé où tout devenait dangereux. Par ailleurs, les clandestins parachutés depuis l'Angleterre étaient jugés trop peu formés. Dès lors on décide de m'envoyer à Londres afin de former à la clandestinité ceux qui seront parachutés en France.

Début septembre, je suis à Dun sur Auron près de Bourges juste au sud de la ligne de démarcation où installé dans une grange, j'attends la venue de l'avion quatre jours durant. Un soir, nous partons avec l'équipe du réseau d'atterrissage-parachutage et nous attendons très longtemps à écouter tous les bruits. On l'entend approcher et un membre de l'équipe envoie la lettre convenue en morse à l'aide d'une lampe électrique. Le même signe est émis depuis l'avion et quatre lampes disposées au sol balisent le terrain. Un minuscule appareil se pose, un Lysander dans lequel nous montons à trois dans la seule place disponible derrière le pilote, deux assis sur le siège, le troisième adossé à l'arrière du siège du pilote, les pieds sur les genoux des deux autres. Une heure et quart plus tard, nous atterrissons au sud de l'Angleterre. Une nouvelle vie commence au BCRA.

À Londres, tout semble un rêve et rien ne paraît avoir quoi que ce soit à voir avec la guerre. Cela tient aussi probablement un peu au caractère du Britannique qui a l'habitude de ne pas laisser voir grand-chose de ce qu'il pense. Les boutiques vendent ce que je ne voyais plus depuis des années. Devant une boulangerie de Baker street, je vois du pain blanc. Je suis entré et m'en suis régalé comme d'un gâteau.

Je suis arrivé là avec un pantalon, une chemise et un pull-over. Alors on me procure un peu d'argent et j'entre chez un tailleur qui prend mes mesures. Huit jours plus tard, je fais les essais mais ne parviens pas à entrer dans le pantalon car il manque au moins cinq centimètres. Le tailleur s'excuse et me dit de revenir une semaine plus tard. J'avais tellement mangé en quelques jours que j'avais repris du tour de taille.

Un mois plus tard, ma femme arrive aussi et après moins d'un an, nous avons enfin notre premier enfant ... un fils.

Me voilà chargé d'organiser des cours de radio clandestine dans une école où étudient des jeunes militaires futurs clandestins ou non. Une formation indispensable car ils sont très ignorants des conditions et des contraintes de la clandestinité qui les attendent et du fait que la moindre erreur est presque toujours fatale. Je reprends une notice que j'avais rédigée en France et j'élabore un manuel complet.

J'enseigne sur la base de ce que j'ai vécu et dont j'ai été témoin. J'ai vu partir mes élèves les uns après les autres vers la vie clandestine. Je me suis mis plusieurs fois à l'écoute et je les ai entendus passer leurs messages dans la forme que je leur avais enseignée et ça m'a fait un immense plaisir.

En plus des cours, j'avais installé une station d'écoute dans laquelle quatre opérateurs surveillaient les radios clandestins opérant en France de façon à accélérer la réception et ne pas allonger un délai dont il importait qu'il soit bref pour la sécurité de l'émetteur.

J'étais aussi chargé de donner des conseils sur la vie en France dans une école anglaise à 20 km au nord de Londres. Mes élèves étaient des radios anglais qui devaient être parachutés derrière les lignes allemandes au moment du débarquement. Une petite fierté : un jour, le directeur est venu voir pourquoi on y oubliait l'heure du repas.

Après mon retour en France fin 1944, j'ai encore un peu enseigné. Par la suite, je me suis occupé des dossiers des amis disparus. Un jour, je tombe sur le mien dans lequel je trouve la Légion d'honneur signée par de Gaulle qui ne m'avait pas été notifiée. Ma femme a eu ses décorations de la même façon.

... et puis je reçois une invitation à l'ambassade de Grande Bretagne. Je m'y rends avec ma femme et ma mère. Le Faubourg Saint-Honoré était barré avant et après l'ambassade. Nous étions une demi-douzaine d'invités et à la suite d'une compagnie de bag-pipers en jupe courte avec leur musique, nous avons pénétré dans le bâtiment. Là cérémonieusement, l'ambassadeur nous a remis l'Ordre de l'Empire britannique avec papier signé par George VI et tout s'est terminé par des boissons et des gâteaux".

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J'ai retrouvé dans les affaires de mes parents des traces des années de bonheur et de malheur. Des lettres de dispersés et de disparus. Des démarches des survivants, des dossiers administratifs, photographies, certificats de travail, certificats de décès, décorations ...

Mes parents surent se couler dans le personnage du clandestin. Ils avaient compris que moins on en sait, moins on risque d'en faire savoir à qui ne le doit pas. En octobre 1943 dans la ferme de l'Ain où avec sept autres, elle attend l'avion qui les conduira vers Londres, ma mère s'alarme de ce qu'un voyageur lui révèle que tel autre est le général de Lattre de Tassigny.

En dépit d'études générales limitées au "certif", mon père avait une âme d'inventeur. Après-guerre, directeur commercial dans l'entreprise d'électricité automobile fondée à Courbevoie par son ancien chef de réseau, il se livrait dans notre cave à de mystérieuses expériences dont une probablement, aboutit à une commercialisation. Dans la clandestinité, il adapta les techniques professionnelles aux conditions du moment et rédigea un manuel de la radio clandestine consacré aux problèmes techniques, au comportement pendant l'émission et aux règles de prudence. Raison pour laquelle sans doute, on l'envoya à Londres préparer des clandestins avant leur parachutage sur le continent.

Mes parents eurent plus de chance que ce camarade de réseau dont l'avion s'écrasa à l'atterrissage en Angleterre et dont ils me donnèrent le prénom. Ils séjournèrent un temps dans la Patriotic school où le contre-espionnage britannique explorait la sincérité des arrivants. Et ils trouvèrent un appartement 42 Dorset street. Ils gardaient un souvenir ému de la gentillesse des londoniens : la french lady avait droit à des égards et certains commerçants lui gardaient des bons morceaux disparus des étalages.

Tandis que mon père forme des clandestins qui seront parachutés sur l'Europe occupée, ma mère chiffre et déchiffre. L'intensification du trafic lui fera pressentir que le débarquement ne tardera plus. Elle est chez le coiffeur lorsque la nouvelle tombe à la radio.

Ils sont revenus avec un bébé né à l'écart de Londres. Après la guerre, il leur faudra d'insistantes démarches pour m'inscrire sur le livret de famille avant la naissance de ma sœur en 1949 et je resterai longtemps "... dit Suchard" sur les documents d'état-civil.

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Bibliographie

Henri Borlant, Merci d'avoir survécu, Points témoignage, 2011
Dominique Philippe, Fanny Beznos ou la passion révolutionnaire,
                                                                                              L'Harmattan, 2014
Jean-Louis Perquin, Les opérateurs radio clandestins, Histoire et collections, 2019
Guillaume Pollack, L'armée du silence, Texto, 2022 pp240-242.
Les transmissions radio clandestines de la France combattante :
https://www.fondationresistance.org/documents/ee/Doc00006-012.pdf

La CSF sous l'occupation :
http://siteedc.edechambost.net/CSF/Electre.html#Electre

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