Natif de Genève, le jeune Victor Frankenstein est convaincu que les progrès de la science ne connaissent aucune limite. Il part étudier à l'université d'Ingolstadt(*) auprès de maîtres qui le confortent dans ses idées.
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Ses études terminées, il aménage un petit laboratoire dans une maison isolée. Assemblant des lambeaux de chair prélevés dans les abattoirs et salles de dissection, il fabrique une forme humaine.
Au fur et à mesure qu'il approche du but, il est saisi de doutes et d'angoisses. Et le jour où par des procédés que l'auteure ne nous précise que par ellipse, il allume l'étincelle vitale et que la créature entrouvre les paupières, soulève la poitrine et agite les membres, Victor Frankenstein s'enfuit.
Il reprend la vie d'autrefois au milieu de sa famille, noue une idylle avec une jeune fille et envisage le mariage. Mais un jour, son petit frère est retrouvé étranglé. Il monte alors dans la montagne où la créature le rejoint.
Frankenstein n'ayant pu miniaturiser sa création, l'être possède un corps imposant et un aspect effrayant, une force considérable, une grande vélocité et une habileté au camouflage. Il n'a trouvé personne à son éveil. Il est sensible et sociable mais ses tentatives pour approcher ceux qu'il croyait être ses semblables ont provoqué de telles explosions de terreur et d'agressivité, qu'il a compris que les rapports humains lui sont interdits. Il a pendant des mois vécu dans une soupente depuis laquelle, en observant les habitants par un trou, il a appris à parler, à lire et à écrire.
Alors il a conçu de la rancœur pour ce Victor Frankenstein qui l'a fabriqué par volupté scientifique et il vient réclamer une compagne à son image avec laquelle assure-t-il, il ira vivre dans une contrée désertique, en assortissant cette exigence de terribles menaces.
Après de longues hésitations, le savant se met à l'ouvrage. Au fur et à mesure qu'il approche du but, ses scrupules s'accroissent : ces créatures enfanteront une descendance. Avec le temps, leur humanité se dressera face à la nôtre.
Il est sur le point d'aboutir lorsqu'un jour, l'évidence s'impose à lui et il détruit l'œuvre presque achevée. La bête qui l'observait par la fenêtre s'enfuit avec un "hurlement diabolique de désespoir et de vengeance". Conformément à ses menaces, elle fait mourir un à un les êtres chers à son créateur avant de s'enfuir vers le Grand nord sibérien, poursuivie par un Victor Frankenstein plus mort que vif.
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Publié en 1818, le roman de Mary Shelley s'inscrit dans une tradition d'inquiétudes qui accompagnent progrès scientifique et aspirations émancipatrices. Dix ans plus tôt, Goethe a terminé la première partie de Faust qui ressortit d'une veine voisine : dans son désir de s'émanciper de la fatalité biologique et de hiérarchies sociales d'essence divine, l'homme s'allie à des puissances intermédiaires, rejette la Loi naturelle et plonge dans le chaos.
Des peurs légitimes qui font écho à des aspirations non moins légitimes.
De même qu'il a déchu Adam et Êve pour avoir conquis la connaissance, Dieu a puni Prométhée de l'avoir transmis à l'homme. Il a détruit la Tour de Babel sur laquelle celui-ci prétendait s'élever jusqu'au ciel, avant de diviser l'humanité en nations aux langues barbares, aux mœurs intraduisibles et aux haines inextinguibles.
Une de ses biographes affirme que "Mary Shelley a conçu la créature de Victor Frankenstein comme une incarnation de la nation française révolutionnaire", tandis qu'un auteur voyait dans le monstre "une métaphore politique directement tirée des grands textes contre-révolutionnaires anglais".
Principal contempteur britannique des Lumières françaises, Edmund Burke publiait en 1790 ses Réflexions sur la Révolution française. À la même époque, le jeune Goethe suivait les cours de Johann Gottfried von Herder qui professait l'histoire des peuples comme prolongement de l'histoire naturelle et qui est considéré comme le maître à penser du nationalisme allemand du XIXe siècle.
Ainsi, nationalisme et racisme sont-ils une représentation de la Loi naturelle d'essence divine, face au rationalisme et à l'universalisme impies.
(*) une note en bas de page 99 précise que c'est dans cette même université d'Ingolstadt, qu'Adam Weishaupt (1748-1830) fonda en 1780 l'ordre des illuminati "qui cherchait à promouvoir « l'illumination », éclairant la compréhension par l'ordre de la raison en s'inspirant des philosophes français matérialistes et athées". Qu'infiltré dans la franc-maçonnerie, cet ordre fut interdit en 1785 par Charles-Théodore de Bavière.
Ces mêmes illuminati dont certains complotistes prétendent aujourd'hui qu'ils gouvernent secrètement le monde.
Bibliographie
Mary Shelley, Frankenstein, 1818, Le livre de poche, 348pp
Goethe, Faust (1ère partie), 1808, Traduction de Gérard de Nerval,
Le livre de poche, 318pp
Goethe, Faust (1ère et 2e parties), 1808 et 1831, traduction versifiée
de Jean Malaplate, GF Flammarion, 558pp
Dominique Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein, Fondements
imaginaires de l'éthique, 1996, Les empêcheurs de penser
en rond, 158pp