Coupable, l’euro ? Comme si l’euro était une personne au nom de laquelle se commettent tous les crimes qui font la grisaille de nos vies. En foi de quoi, il conviendrait sans doute de l’abolir, de revenir aux monnaies nationales et, effet collatéral, d’établir l’autarcie – un régime économique dystopique plus mortifère encore que le libre échange, cet autre mythe. Je rappelle que les deux seuls exemples modernes d’autarcie sont le national-socialisme et le « socialisme (réel) dans un seul pays », où Salomé Saqué serait baîllonnée.
Délit de désinformation. Faire de l’euro la cause de tous nos maux – la baisse du pouvoir d’achat, le chômage, l’injustice fiscale, voire le pré-fascisme – , en économie ouverte, à l’échelle d’un ensemble de pays, l’Union européenne, dont les exportations vers eux-mêmes représentent 44 % de plus que leurs exportations vers le reste du monde, est un aveu d’ignorance de nos dépendances mutuelles, et d’oubli des régimes monétaires antérieurs. Cet ensemble de pays n’a connu dans l’histoire monétaire moderne – et ne peut connaître que – trois régimes monétaires : 1) la concurrence des monnaies, mais c’était le temps – faut-il le rappeler – du colonialisme et des guerres nationales, qui a conduit à deux guerres mondiales, et entre les deux, à la Grande Crise, 2) la stabilisation des changes dans le cadre d’un marché commun destiné initialement à préserver et amplifier les acquis de la reconstruction, et mis à mal par la fin de Bretton-Woods, mais c’était le temps de la guerre froide et de l’hégémonie incontestée du dollar ; 3) une monnaie unique sans quoi un marché unique est promis à la dislocation, mais c’est le temps de la concurrence salariale, fiscale et sociale dictée par le mercantilisme allemand.
Alors, Salomé Saqué, livrons-nous un instant à une petite expérience de pensée. Abolissons l’euro. Revenons au premier temps : pour éviter le décrochage du néo-franc, le gouvernement de Paris rétablit le contrôle des capitaux, on assiste pendant une durée indéterminée à une contraction de l’activité, à des faillites, à des mises à pied, contrées par la création monétaire et l’inflation, c’est-à-dire à une « dévaluation » du travail de nos concitoyens. Passons au deuxième temps : pour maintenir la parité du néo-franc, on refait 83 et l’on place l’économie française sous la direction de facto de la BCE, ou de la Bundesbank si la sortie du franc a explosé la zone euro ; une fois détruite la confiance intra-européenne, le seul recours pour continuer à se financer et à participer aux échanges internationaux est de se livrer pieds et poings liés au FMI et/ou à Wall Street, ou pire (un comble) à la City. Le Frexit, comme le Brexit, conduirait, au delà de quelques turbulences politiques, à une dépendance accrue de la puissance publique à la finance de marché, ou au repli sur une économie rétrécie, où l’on voit mal le pouvoir d’achat augmenter, le chômage diminuer et les inégalités se résorber. Encore un temps, le troisième : c’est le statu quo, l’union monétaire sans union budgétaire, condamnée à la course à l’austérité, parce qu’un (par hypothèse l’Allemagne) ou plusieurs pays membres (les « frugaux »), tant que subsiste la pratique du veto, pourront toujours empêcher les autres d’avancer, autrement dit de décider une politique durable de décroissance équilibrée et une politique de solidarité active compatible avec la satisfaction des besoins fondamentaux dans la limite des ressources du continent (sans parler même de la planète) – deux visées qui conditionnent aussi l’autonomie stratégique.
Trois temps, cela fait une valse. Mais Brel nous a chanté qu’une valse à vingt, cent, ou mille temps, c’est beaucoup plus troublant, beaucoup plus charmant, Salomé Saqué. Continuons notre expérience de pensée. Quand les trois premiers temps ont été battus, et que leurs méfaits – et, simplement, leur anachronisme – ont été mesurés, et qu’on a compris que 1) les dévaluations compétitives du premier temps, 2) la désinflation compétitive du deuxième et 3) la déflation compétitive du troisième sont intenables dans l’état de désintégration de l’économie européenne, il urge de passer au quatrième temps (décroissance coopérative), dont la première condition est de ne pas détruire sans construire ou, du moins, de ne pas prétendre contredire le principe TINA sans dessiner l’alternative crédible. Je suis moi-même, comme adepte de la monnaie souveraine (au sens où l’entendent les régulationnistes ou la MMT), vent debout contre le monétarisme, qui postule la privatisation de la monnaie. Le fléau, c’est le monétarisme, la doctrine monétaire de la financiarisation : cette doctrine n’est pas consubstantielle à l’euro, mais à la démission de la puissance publique face à la finance de marché. C’est elle le choix politique. Alors oui, réarmons la puissance publique, nationale et européenne, ce qui n’est pas contradictoire, et nous danserons la valse à mille temps des stabilisateurs automatiques et de l’ajustement permanent mais démocratique, quand un budget commun, conduit par un Trésor fédéral, sous le contrôle puissant d’une représentation élue des pays membres et des citoyens, un parlement fédéral, recyclera les excédents commerciaux, sans qu’on ait à s’en soucier (pas plus que le Limousin a à se soucier de son déficit commercial par rapport à l’Île-de-France). Les pays membres à excédent commercial paieraient plus d’impôts et de cotisations sociales, et un surcroît de dépenses publiques iraient aux pays en déficit qui paieraient moins d’impôts et de cotisations sociales. Un budget fédéral réalise tout simplement à l’échelle de la fédération, et dans la limite évidemment des seules ressources mises en commun par les pays membres, le principe « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ».
Ce n’est pas une idée neuve. L’idée d’un recyclage des excédents est due à Keynes qui la proposa en 1919. L’idée d’un fonds pour compléter un système monétaire commun était déjà, en 1944, celle des accords de Bretton-Woods, dont Keynes fut l’un des deux principaux négociateurs : la Banque mondiale, alimentée par les budgets nationaux, est un « fonds » à côté du FMI, qui est une « banque » commune. Mais c’est une idée juste : imagine-t-on la survie de la Creuse, et surtout des Creusois, si elle voulait « reprendre le contrôle » et se passer du Trésor, de la Sécu et de l’euro (ou même du néo-franc s’il advenait) ?
Enfin, je dois exprimer mon indignation et ma colère devant la mauvaise foi des (faux) économistes qui inspirent des « frexiters » et autres « euro-bashers » patentés, ou des chroniqueurs, souvent obsédés par une phobie du grand mélange que représente à leurs yeux toute idée d’Europe, mais inattentifs aux contradictions intimes du capitalisme financier. Il leur faut retourner en classe de logique. La faute n’est pas à l’euro, qui pourrait être l’outil d’une politique tout autre pour la zone euro et, par ricochet, pour l’ensemble de l’Union, mais à la règle de l’unanimité, à l’absence d’union budgétaire, au mandat restrictif de la banque centrale qui vise la seule stabilité monétaire, mais n’inclut pas l’emploi, et (encore à l’amont) à la libre circulation externe des capitaux qui, je le répète, n’était en rien nécessaire à l’existence du marché unique. C’est Margaret Thatcher (c’est-à-dire la City) qui a imposé cette ouverture tout azimut à François Mitterrand (et, subséquemment, à Jacques Delors, qui dut plier devant la finance de marché). Il est étonnant que personne n’ait jamais dénoncé, depuis le Brexit, cette survivance de la présence britannique dans l’Union. Entendons bien (car j’entends déjà l’objection des « croyants » de l’Union), je ne préconise pas la fermeture de l’Europe, mais ma conviction reste, depuis les années quatre-vingt, que la création de l’euro n’imposait que la libre circulation interne (au marché unique) des capitaux, et que la libre circulation externe devait attendre la constitution d’un robuste marché financier intérieur autour de l’euro nouveau-né, c’est-à-dire au tournant du siècle – et non, rétroactivement dans les textes, en 1990. Jusque là, un contrôle des mouvements de capitaux entre l’Union et le reste du monde était, selon moi, nécessaire.
Dans la logique imprimée à la construction économique de l’Europe par l’union douanière, les libres circulations internes, celles des capitaux et des services financiers, comme celles des marchandises et des autres services, devaient prendre le pas sur les libres circulations externes pour réduire le risque de dilution du marché européen dans un espace mondialisé d’échanges commerciaux et de financement privé de l’économie. La déferlante néo-libérale a depuis « constitutionnalisé » la dilution et la désintégration de l’espace européen par la concurrence des Etats, celle que justement le Traité de Rome combattait. Je reste stupéfait de voir avec quel empressement les thuriféraires du « sortir » de l’euro, ou de l’UE, ou de l’OTAN, ou de la mondialisation, s’attaquent toujours aux effets en oubliant les causes. Ainsi, je vois toujours des foules se mobiliser contre les traités commerciaux, dits faussement de « libre échange », alors que ces accords « organisent » sciemment les échanges et faussent la concurrence, au seul profit de la finance privée, des groupes transnationaux et de l’économie de plate-formes. Le point de départ était plus pertinent : « Occupy Wall Street (ou la City, qui reste la citadelle des montages financiers frauduleux) ». En regard, l’euro est vraiment bien innocent.