Jusqu’ici, les réponses apportées présentent les travers habituels de la gauche en Europe. L’approche partidaire de la stratégie électorale ignore deux réalités : le mode de scrutin et la transnationalité des groupes parlementaires.
Les partisans de la liste unique font valoir la nécessité d’aligner les planètes en vue des présidentielles : il faudrait, affirment-ils, que la NUPES soit en tête, ou au moins en progrès, aux européennes pour gagner en 2027. Les partisans de listes séparées mettent en avant l’expression nécessaire et féconde de la diversité de la gauche pour faire le plein des voix. Ces arguments ont la facilité des évidences. Seulement voilà : le scrutin européen n’est pas uninominal à deux tours, mais proportionnel à un tour. Pas question de choisir d’abord, puis d’éliminer. Autre est la dynamique des présidentielles, qui tient autant à l’unicité qu’à l’identité du candidat. Un futur présidentiable ne courra pas le risque d’apparaître aux européennes comme le candidat d’une fraction seulement de la gauche, dans un scrutin où même ses partisans pourraient lui préférer la liste d’une autre fraction.
Le double mouvement d’attraction-répulsion en faveur ou en défaveur d’une personne, qui joue à plein dans un scrutin uninominal, n’a pas sa place dans un scrutin de liste comme les européennes. En revanche, les différences programmatiques ou les fidélités culturelles prennent toute la leur dans un scrutin proportionnel, où les personnes, même celle de la tête de liste, comptent moins. A cet égard, si la NUPES allait aux européennes en tant que telle, elle devrait se choisir pour 2024 une tête de liste capable de s’effacer derrière un programme commun préfigurant celui des présidentielles, où les questions européennes sont vouées à passer au second plan, derrière les enjeux proprement nationaux. Autrement dit, le travail de préparation des présidentielles devrait être anticipé, et achevé, avant le scrutin européen : une gageure ! Un chantier colossal, exigeant de fixer les termes du débat à moyen terme, sur une période où la souplesse est pourtant de mise, tant est grande l’incertitude du moment.
Inversement, si la NUPES allait aux européennes en ordre dispersé, aucune de ses composantes ne pourrait se dispenser de mettre en avant comme tête de liste son candidat présomptif aux présidentielles, transformant les européennes en galop d’essai, accentuant les différences idéologiques, au risque de gêner, voire d’interdire, le processus unitaire autour d’une candidature unique en 2027.
A cette difficulté endogène de tactique électorale s’ajoute une problématique exogène, d’ordre institutionnel : la pratique des groupes au Parlement européen. Même si la géographie électorale du Parlement a été profondément bouleversée par la contre-révolution conservatrice, l’élargissement de l’Union, la montée en puissance des extrêmes-droites et le Brexit, il n’empêche que le poids relatif de la démocratie-chrétienne (CDU-CSU) et de la social-démocratie (SPD) allemandes a inscrit dans la durée une structuration de la vie parlementaire européenne autour de deux groupes dominants : le PPE et l’Alliance progressiste des démocrates et socialistes, et qu’un groupe mononational n’a jamais réussi à jouer un rôle déterminant dans la vie parlementaire européenne. Il est significatif que le projet Spinelli ait été conduit à son terme (14 février 1984) sur la base consensuelle d’une coalition de fait des démocrates-chrétiens allemands et des communistes italiens, malgré le jeu solitaire des socialistes français, méritant à ce titre le camouflet qui leur fut infligé quelques mois plus tard par François Mitterrand lui-même. Ni les gaullistes, ni les conservateurs britanniques, ni les communistes profondément divisés nationalement entre Français et Italiens, n’ont jamais réussi à marquer l’Europe communautaire d’une quelconque empreinte durable.
C’est donc dans le projet d’un groupe parlementaire d’Union européenne populaire, écologique et sociale qu’il faudrait inscrire une stratégie européenne de la NUPES. Sans quoi, la dispersion des composantes de la NUPES entre les groupes existants au Parlement européen serait aussitôt perçue par l’électorat de gauche, au lendemain du scrutin, comme une trahison. Mais ne vaudrait pas mieux l’inévitable rattachement à des groupes européens différents, facile à anticiper dès maintenant, de candidats de gauche sur listes séparées. C’est hélas à ce scénario de dispersion, et donc d’effacement, que la gauche est condamnée en Europe, et en France, par les partisans du chacun pour soi. L’autre voie, celle d’un front de gauche d’extension européenne, n’est évidemment pas crédible à l’horizon 2024, sauf bouleversement majeur : elle condamne probablement la NUPES à former d’abord un groupe parlementaire mononational, mais avec l’intention de l’ouvrir aussi vite que possible à tous ceux qui voudront pour constituer un groupe transnational. C’est difficile, mais c’est possible. Si la NUPES est inventive et créative.
Une condition majeure du succès est d’être clair sur la visée stratégique à l’horizon prévisible : s’il est prématuré de proposer à nos voisins européens la sortie du capitalisme, il n’est absolument pas déraisonnable de les inviter à porter un coup d’arrêt à l’austérité, à substituer graduellement à l’économie dite « sociale de marché », aujourd’hui pilotée pour le plus grand profit des seuls propriétaires par la finance mondialisée, une économie démocratique de sécurité économique et sociale, associant la régulation publique du capitalisme à toutes les échelles et l’auto-organisation des citoyens-travailleurs, dans les territoires (planification écologique) et dans la production (co-détermination par les parties prenantes internes et externes).
Il y faut seulement un peu d’imagination et d’ambition collectives, et beaucoup de détermination dans les luttes.