Et Salomé Saqué de poser in fine une question absolument grotesque, indigne de ses capacités: pourquoi une idée qui paraissait juste pour le monde (occidental) en 1944 ne le serait pas pour l'Europe en 2012? L'idée du bancor procède de l'idée qu'il faut recycler les excédents commerciaux pour pacifier les relations entre Etats en y mettant de la justice. Ce recyclage paraissait déjà juste, à Keynes qui en était l'auteur, en 1919 ! Dates mises à part, la vraie question, Salomé Saqué, est celle que vous contournez. Ce n'est pas que l'idée soit juste ou fausse, c'est: pourquoi n'a-t-elle pas été retenue? Auriez-vous oublié que les systèmes d'Etats souverains obéissent à une logique implacable: la loi de l'Etat-puissance, théorisé par Hegel (La Constitution de l’Allemagne) et List (Le système national d’économie politique). La puissance dominante parvient toujours à imposer ses vues, de gré ou de force.
Si le bancor n'a pas été retenu en 1944, c'est que la puissance dominante (les USA), dans la moitié du monde qui négociait à Bretton-Woods, n'en voulait pas. Dans l'Europe d'une Union réduite au marché, votre « eurobancor » n'a aucune chance de voir le jour, et pour la même raison: c'est que l'UE, de Communauté en voie d'intégration économique qu'elle était avant le tournant du siècle, est revenue au grand galop à une logique de système d'Etats depuis que les membres de la zone euro se sont laissés imposer par l'Allemagne, puissance dominante de la zone, (et pour des raisons tout aussi peu avouables, par le Royaume-Uni) la libre circulation externe (tout azimut) des capitaux et le renversement de la politique de concurrence: de la concurrence entre firmes sur un marché, où les positions dominantes étaient combattues, à la concurrence des Etats dans une course désintégratrice au moins-disant salarial, social et fiscal. Dans cette "Europe allemande" (Ulrich Beck, L’Europe allemande), l'eurobancor n'a pas plus de chances d'advenir que le bancor dans l'"Occident américain" d'après-guerre.
Remède: il n'en est qu'un et c'est une transformation démocratique de l'Europe. C'est le passage de la zone euro à une logique de communauté politique, qui est, au passage, la logique que Monnet voulait imprimer à l'Europe des Six, et sur laquelle l'Assemblée nationale a refusé de se prononcer en 1954, alors que nos cinq partenaires l'avaient déjà adoptée. Il ne s'agit pas de faire ici le procès de ceux qui ont commis cette bévue historique (ou leurs aveugles héritiers), mais plutôt d'éviter d'en commettre une autre. Il s'agit de tracer la voie démocratique vers une Europe où aucun Etat membre ne pourrait prétendre dominer les autres et imposer aux autres sa propre politique économique - et donc de compléter l'union monétaire par l'union budgétaire. Pour substituer le vote des Européens (comme puissance d'agir), au veto de l'Allemagne (son pouvoir d'empêcher), il faut engager une bataille populaire pour une déconstitutionnalisation de l'austérité et de la concurrence des Etats, et donc pour une constituante européenne (voulue à Berlin par la coalition entrante).
On me dira: mais l'Allemagne ne veut pas d'une Europe des transferts: en fait, elle n'accepte pas l'abandon d'une Europe des transferts déjà-là, qui joue en sa faveur, bien dans la logique ultra-libérale (et pas vraiment ordo-libérale, mais plutôt archéo-libérale – un lecteur du Programme d’Ahlen comprendrait) de la redistribution inversée, des pauvres vers les riches. En fait, l'Allemagne refuse une Europe des transferts en faveur des pays membres qui vivent de leur travail et de leur créativité, et non d'une position dominante et de pratiques fiscales frauduleuses, comme les Pays-Bas et le Luxembourg. La clef de cette déconstitutionnalisation de la politique budgétaire et de la course au moins-disant (race to the bottom), c'est l'abolition de la pratique du veto (souhaitée par le ministre fédéral sortant des affaires étrangères, Heiko Maas), et l'institution du vote majoritaire en matière budgétaire et fiscale, c'est-à-dire une démocratie européenne. Au point où nous sommes rendus, verser dans le débat politique de fausses illusions, présentées comme des panacées (Eurobancor, TARGET 3, réforme des statuts de la BCE ... ) par des experts autoproclamés, entretient la confusion, détourne les Européens de leur intérêt commun et, en fin de compte, affaiblit la démocratie.
Au contraire, s’il faut créer les conditions politiques d'une inversion des flux monétaires actuels qui circulent des catégories ou des territoires économiquement les moins favorisés, souvent du Sud, vers les plus favorisés, souvent du Nord, alors instituons un Trésor fédéral, ce que tout le monde comprend: les citoyens sont tous contribuables. Une péréquation financière (une Finanzausgleich que les Länder allemands s'appliquent à eux-mêmes, mais que l'Allemagne refuse à l'Europe), contrôlé par les élus du peuple européen, qu'une Constituante élue peut seule constituer en constituant une fédération, garantirait une juste redistribution des ressources mises en commun. Refuser l'"Europe allemande" ne doit pas conduire à ériger de nouvelles lignes Maginot, mais à achever l'euro, à le changer en monnaie souveraine, c'est-à-dire adossée à une puissance publique commune, à une démocratie européenne de plein exercice, propre à en garantir la pérennité.
Le dire, Salomé Saqué, n'est pas faire preuve d'un fétichisme de l'euro, ou d'une "irréductible europhilie". Trêve de polémique : c'est vouloir, face au retour en force de la xénophobie, engager les citoyens Européens dans une bataille émancipatrice, au lieu de satisfaire les égos de quelques experts en solutions à des questions qui ne se posent plus, comme celle de la souveraineté absolue de l'Etat-nation, dans un monde mondialisé par les limites de ses propres ressources, et où le pouvoir s'est déplacé, conformément à l'idéologie dominante, de la puissance publique vers la finance privée.
P.S. - Puis-je souligner que l’eurobancor, dans l’esprit de ses « inventeurs » ne serait pas une monnaie unique, mais une monnaie commune, c’est-à-dire (pour celles et ceux qui ont de la mémoire, ou ne sortent pas de l’oeuf) la solution préconisée, à l’époque du Comité Delors, par les conservateurs britanniques et la Banque d’Angleterre dans l’intérêt de la City (La grande lessiveuse. Vous connaissez ?). Est-ce bien vraiment, dans les conditions européennes d’aujourd’hui, une idée keynésienne ?