Ah ! Les enfumeurs ! Je viens d’assister, médusé, à un échange d’inepties, sur France Inter, entre Daniel Cohn-Bendit et Aquilino Morelle. Au nom de l’intelligence, revendiquée par l’un et l’autre, ces deux-là ont opposé des abstractions, comme fédération et confédération, sans jamais les définir, et donc sans se faire comprendre des auditeurs. Les Françaises et les Français n’ont que faire d’écouter un débat qui repose sur des concepts, tombés d’en haut, alors qu’ils sont percutés de plein fouet par des questions concrètes, qui ont noms endettement, précarité, pouvoir de vivre, peur de la violence armée, indifférence à leur sort, voire guerre des possédants contre les démunis.
Quiconque aurait l’intime conviction que la solution à la crise du système européen des Etats nationaux et néo-coloniaux est fédérale se garderait bien de prononcer ces mots sans les expliquer, mais choisirait le vécu quotidien des Européens comme point de départ pour démontrer que l’unité politique du continent, dans la démocratie, les protégerait de l’effondrement, et pourrait les contenter tous également. Cette démonstration n’est même pas esquissée, puisque le problème n’est pas énoncé. Pour qu’un discours politique atteigne sa cible, sans doute faut-il d’abord viser juste.
Au contraire, nos deux témoins d’un temps révolu, le tournant du siècle, où ils pouvaient être élus ou nommés à de hautes fonctions tout en s’abstenant d’agir radicalement contre le risque CO2, pourtant connu et popularisé à l’époque depuis au moins une trentaine d’années, et pouvaient gouverner sans mesurer le danger de la privatisation du pouvoir monétaire par une banque fédérale hors contrôle démocratique, prétendent aujourd’hui détenir la clef de l’avenir.
Ce n’est pas ici le lieu de rappeler à mes compagnons de route dans la bataille pour une monnaie unique que je les alertais déjà à la fin des années quatre-vingt contre les enthousiastes de la banque centrale indépendante dans une Europe sans demos, qu’il n’y aurait pas de souveraineté monétaire sans souveraineté politique et qu’une monnaie sans Etat serait livrée aux priorités des banques et des marchés financiers au lieu de servir les préférences collectives.
En revanche, c’est le moment de dénoncer partout la confusion du débat public européen, à laquelle Cohn-Bendit et Morelle, viennent d’apporter une contribution majeure en s’opposant sur la forme à donner à l’organisation politique du continent.
Qui peut croire parmi les citoyens et les peuples européens, dépossédés de leurs conquis sociaux par les politiques d’austérité, inspirées elles-mêmes par le dogme monétariste de l’équilibre budgétaire, qu’il suffirait de coller l’étiquette « fédéral » sur un corps politique dont le contrôle échappe au grand nombre, pour donner naissance à une formation sociale vivante, cohérente et robuste, à laquelle ils puissent s’identifier collectivement ?
Qui peut croire, en l’état du débat, que le fédéral fantasmé, s’il vise, comme il est évident, à verrouiller les politiques d’austérité en achevant de les déplacer des capitales nationales à la Commission, disperserait le pouvoir au lieu de le concentrer ?
Qui peut croire, que des Etats-nations arc-boutés sur la destruction du milieu, sur le démantèlement des services publics, sur la répression de la libre parole, pourraient se convertir, d’un coup de baguette magique, en une puissance démocratique, à l’abri de tout délire autoritaire ?
Qui peut croire que ce fédéral-là « doublerait » la démocratie plutôt que la nier deux fois, à l’échelle nationale comme à l’échelle européenne, par l’obsession d’un ordre de droit privé, à quoi tend toute l’entreprise, au double sens d’action et d’institution, néo-libérale ?
Qui peut croire, MM. Cohn-Bendit et Morelle, qu’une hégémonie culturelle, celle de l’idéologie nationale puisse être subvertie par un mot, qui renvoie dans l’esprit de la plupart des Européens, et vous n’y pouvez pas grand-chose, à l’Allemagne et à son hégémonie industrielle, et aux Etats-Unis, et à leur hégémonie militaire ? Personne.
Alors, pour changer cet ordre hégémonique, mobiliser les gens, sur le terrain, autour d’un changement qui fasse envie, d’une transformation de leurs conditions d’existence, me semble être la seule issue au mal-être général. En Europe, ce n’est pas de la reproduction d’un modèle, allemand ou américain, dont les gens – y compris les Allemands – ont besoin, mais de l’invention d’une société européenne, pacifiée, libre et juste, dans les luttes pour l’émancipation réelle des Européens; de l’invention d’un modèle social qui puisse même faire envie au monde.