Bernard Elman

Abonné·e de Mediapart

126 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 décembre 2011

Bernard Elman

Abonné·e de Mediapart

Étoiles, hexagones, et dérangement

Bernard Elman

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis quelques jours (samedi en fait), je reprenais mes réflexions sur les questions d'identité, la construction de la personne à l'école, et je relisais un texte que j'avais publié fin octobre 1999 dans le journal du Lycée autogéré de Paris. Et comme je viens de tomber sur le billet de Jean Baubérot ici :

http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-bauberot

je me dis que...

Ne pas déranger S.V.P. Voilà ce que l'on pourrait écrire en lettres d'or au-dessus de l'entrée principale de nos établissements scolaires. C'est du moins comme cela que je comprends la laïcité à l'école. Vous vous étonnerez peut-être de me voir aborder un sujet aussi sérieux dans un journal aussi local que celui-ci. Mais peut-être pas si le texte que je suis en train d'écrire est le énième sur ce sujet, ce qui est possible étant donné la conjoncture actuelle. J'explique : il ne s'agit pas d'une lubie de notre rédacteur en chef, s'il jamais il y en a un dans ce journal. Non, nous sommes réellement en pleine période de débat sur la laïcité ! Débat que nous ne savons plus comment arrêter. Et comment cela se fait-il ?

Une des élèves du LAP, une jeune fille, une jeune femme en fait, a eu une drôle d'initiative qui est venu déranger l'ordinaire de notre lieu. Depuis quelque temps déjà, elle manifestait le désir de porter « le foulard » à l'intérieur de notre établissement, jusqu'à ce qu'elle décide de demander l'autorisation aux instances officielles du lycée. Elle aurait pu ne s'autoriser que d'elle-même, comme tant d'autres le font en ce lieu, mais non, elle avait besoin d'un peu plus de formes. Voilà que la célèbre modalité bureaucratique : « J'ai rien vu, rien entendu » devenait inapplicable ! Ce premier acte, la demande, a été suivi d'un autre, le passage à l'acte ! Depuis, elle porte son foulard. Beaucoup qui n'auraient su dire non de s'indigner et de répéter que si elle le porte, c'est qu'elle y a été autorisée !

J'arrête ici le lecteur et le mets en garde : s'il recherche de la limpidité toute Voltairienne, ou du gros bon sens « cartésien », qu'il passe son chemin. Et qu'il ne m'accuse point d'embrouiller les choses à plaisir, conformément à la réputation qui m'est faite. Si c'est compliqué, ce n'est pas de mon fait, et je me proposais au départ dans ce texte d'apporter un peu de lumière dans le débat, la tête dans les étoiles.

Il y a des difficultés pratiques, il y a des difficultés logiques. La logique, on s'en sert lorsqu'on veut se parler, on pense souvent que lorsque c'est logique, c'est imparable. Malheureusement, ce n'est en général pas le cas. Premièrement parce qu'il y a plusieurs logiques. Deuxièmement, parce que même si l'on s'est assuré des modalités du discours, on peut faire des erreurs de raisonnement. Quant aux faits, et il y en a des faits, ils ont aussi leur importance.

J'allais entrer dans mon propos didactique, comme un vieux renard de la pédagogie, utilisant l'événement au profit du Savoir, lorsqu'un doute m'a envahi. Normalement, j'adore illustrer mon propos par des schémas en forme d'étoiles à six branches. Or il me semble que le port de ce signe ostentatoire soit à nouveau prohibé dans l'enceinte de l'école laïque après avoir été rendu obligatoire lors d'une période bien connue de mes parents. Pour ceux qui trouve mon propos un peu trop codé, je rappellerais que c'est à cause de son comportement lors de cette période que Maurice Papon, haut fonctionnaire de l'État, a été condamné et récemment amené à mettre les voiles. Rassurez-vous, aux dernières nouvelles on l'aurait rattrapé.

Donc l'étoile à six branches est chargée de significations dont je n'ai nul besoin pour ce que je veux signifier, mais qui me croirait si je l'utilisais quand même ?

Suis-je bête ! Pourquoi s'encombrer d'étoiles qui en disent trop long alors que l'hexagone lui et jusqu'à preuve du contraire est neutre, d'une neutralité de bon aloi, même s'il évoque une substance organique comme le benzène qui renvoie lui-même à une ronde de six jeunes filles vues en rêve par le bon Kékulé. Décidément tous les signes signifient quelque chose mais certains moins que d'autres.

C'est pour éviter de rentrer trop tôt dans les querelles sémantiques que je ne veux pas aborder ici que je vais utiliser quatre hexagones bien de chez nous, pour que nous puissions nous concentrer en préliminaire sur les problèmes soulevés par l'emploi irréfléchi des quantificateurs, et l'oubli des domaines, des champs, des modalités dans lesquels on les utilise.

J'emprunte à une longue tradition qui part d'Apulé ou d'Aristote, qui passe par René Blanché (à notre époque) et qui est mis en valeur par un chercheur en sciences humaines, Jacques Jenny.

Les hexagones logiques sont un peu plus bas, et leur connaissance permettra à ceux qui pensent que tout n'est pas blanc ou noir, qu'il ne faut pas toujours appliquer la règle du tout ou rien de se défendre. Cela peut permettre de ne pas tenir des propos blessants sur les jeunes, les femmes, les américains ou les guatémaltèques sans le faire exprès. Mais comme tout outil hélas, cela peut permettre à des gens malintentionnés de faire encore plus mal. Comme quoi, rien n'est simple.

 

Impératif

 

 

Tous ou aucun

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Obligatoire

 

Défendu

Tous

 

Aucun

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Permis

 

Facultatif

Quelques-uns

 

Pas tous

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Indifférent

 

 

Ni tous ni aucun

 

 

 

Toujours ou jamais

 

 

Partout ou nulle part

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Toujours

 

Jamais

Partout

 

Nulle part

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quelquefois

 

Pas toujours

Quelque part

 

Pas partout

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ni toujours ni jamais

 

 

Ni partout ni nulle part

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ici sont évoqués l'activité pratique de réglementation (la norme), la quantité, le temps et le lieu.

On peut s'entraîner à utiliser ces hexagones en prononçant des phrases définitives sur les catholiques, les communistes, les anarchistes, et éventuellement écrire des dialogues. Par exemple :

  • Il est bien connu que tous les ... sont des...

  • Non, pas tous. J'en connais même qui...tous les jours.

  • Non, quand même pas. Quelquefois peut-être. Rarement.

  • Autrefois en tout cas...

Si vous avez l'habitude à répondre aux questions canoniques des anciens - qui, quand, où, quoi, à qui, etc. -(l'ordre n'est pas garanti) comme vous l'enseignent les professeurs de français, vous êtes sur la bonne voie.

Mais c'est bien beau tout ça me direz-vous, ai-je pris une quelconque position sur une question qui nous préoccupe à tel point que j'entends des voix ici ou là pour demander que ça s'arrête ?

En voici une pour commencer qui a à voir avec la question des signes. J'ai été révolté par la façon dont le foulard, le signe, a été saturé de significations comme si le foulard contrairement à tous les autres signes ne devaient avoir que ces significations-là, plutôt chargées de haine, de la femme, du corps, de l'humanité et j'en passe. Dans un lieu où l'écoute est encouragée, le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on pourrait partir de ce que celui qui parle ou agit veut dire. Voilà une position, et je la regrette aussitôt. Je ne veux me fâcher avec personne. A part ça, à ma modeste place, j'ai essayé d'éviter que le problème ne soit posé dans le lycée. Je pensais que les débats risquaient de tourner à l'aigre et qu'il valait mieux l'éviter. Je rejoignais en cela mes amis laïques qui souhaitent que les questions de religion ne soient pas abordées à l'intérieur de l'école. Une école ouverte à tous, avec leurs particularités, ne doit pas devenir un lieu d'affrontements.

J'étais aussi chargé de maîtriser si possible et avec d'autres l'ordre du jour ou si l'on veut les désordres du jour, je n'allais quand même pas me laisser déborder volontairement.

Et puis si on commence à parler de certaines choses je ne suis pas sûr de pouvoir tenir ma langue. J'ai quelques compte à régler avec l'école colonialiste et jusqu'à ce jour je ne tenais pas à le dire trop fort. J'ajouterais même qu'il y ait de forte chance pour que Maurice Papon soit un pur produit de l'école républicaine. Vous voyez, je ne prends même plus le temps de nuancer mes propos. Je pense à la guerre de 14-18 ardemment préparée par l'école laïque, à sa boucherie et au « Pantalon ». Je pense à mes amis nigériens que je ne suis jamais retourné voir... C'est difficile d'avoir bonne conscience.

Nous entrons de plain-pied dans le débat qui oppose « républicains et pédagogues », mais il vaudrait mieux que je m'arrête là pour ce soir.

Ce foulard n'est pas un voile : ce qui s'est passé l'a amplement démontré. Les discussions ne sont pas terminées, mais on pourrait envisager une trêve : réfléchir chacun de notre côté, et même travailler sur ce qui nous a travaillé.

Allez ! Je propose une issue honorable pour tout le monde :

Le lycée Autogéré de Paris n'autorise pas le port du foulard, il le tolère.

Bernard

22 octobre 1999

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.