PRÉFACE par Michel Bosquet
De combien d’énergie avons-nous besoin ? Y a-t-il un rapport entre consommation d’énergie et niveau de vie, consommer plus et vivre mieux ? Qui manque d’énergie, qui en gaspille, et pourquoi ?
De quelles énergies avons-nous besoin ? Laquelle, pour une utilisation donnée, constitue le meilleur choix du point de vue de la collectivité et des personnes ? Y a-t-il un rapport entre formes d’énergie et formes de société ?
Sur quelles énergies pourrons-nous compter pour demain ou même pour tout de suite ? Dans quelle mesure l’énergie nucléaire nous est-elle indispensable ? Le programme électronucléaire français est-il réaliste ? Est-il réaliste de vouloir le stopper ?
Telles sont les questions que ce dossier cherche à éclaircir. Elles seront abordées sans démagogie et sans cacher les préférences qui nous guident. L’honnêteté, en effet, ne consiste pas à se prétendre impartial, mais à dire ouvertement en vertu de quels buts et de quels principes on juge. Les nôtres sont simples : nous voulons que la production serve le plus efficacement les besoins et les désirs conscients des consommateurs. Nous refusons une civilisation où les gens servent à consommer ce que les industries ont intérêt à produire. Nous voulons que la société, ses institutions et ses techniques permettent à chacun de se déterminer librement et s’ajustent aux préférences de tous.
Ce dossier ne prétend donc pas énoncer des vérités définitives. Il veut proposer des éléments de réflexion et de jugement sur les choix qu’implique l’actuelle politique énergétique, et sur les conditions d’une politique différente.
La masse d’informations réunies dans ce dossier résulte évidemment d’un travail d’équipe. Ceux qui y ont participé appartiennent à Électricité de France, au Commissariat à l’Énergie atomique (C.E.A.), au Commissariat général au Plan, à l’Université, au Corps des Mines, à l’Institut national de la statistique et des études économiques (I.N.S.E.E.), au ministère de l’Industrie et de la Recherche, à l’Institut économique et juridique de l’énergie (I.E.J.E.) de Grenoble. Mais, pour des raisons professionnelles, ils ne peuvent donner leur nom.
Il me faut donc signer seul ce travail, ce qui comporte des inconvénients et des avantages. Le principal avantage, c’est que, seul maître de la mise en forme définitive, j’ai pu m’inspirer de ces revues américaines où même des scientifiques de haut niveau ne craignent pas de traiter des questions extrêmement complexes d’une manière qui fasse comprendre à tous en quoi le problème les concerne.
J’ai donc voulu partir toujours des besoins quotidiens des consommateurs et de leurs préoccupations pratiques. Les aspects techniques ne seront abordés que dans la stricte mesure où, pratiquement, cela devient nécessaire pour éclairer notre choix. La technicité des questions est trop souvent mise en avant pour brouiller les cartes et interdire aux citoyens la possibilité de choisir et de comprendre.
Je regrette cependant que, signé par moi seul, ce dossier perde la caution que lui auraient apportée les noms de mes coéquipiers et la citation de certaines sources. Ces sources, en effet, sont parfois des études confidentielles. Non qu’elles trahissent des secrets d’État : simplement, ceux qui, au sein des ministères ou d’E.D.F., les ont commandées, jugent préférable que le public ne les connaisse pas. Nous ne sommes pas censés connaître, par exemple, la quantité d’énergie contenue dans les principaux produits de base ; ni l’étendue des économies d’énergie que l’on pourrait faire ; ni la structure de la consommation de chaleur dans l’industrie ; ni combien il faut investir dans le réseau électrique (pylônes, transformateurs, lignes haute et basse tension...) pour distribuer le courant des futures centrales.
Le fait que les données utilisées dans ce dossier sont soit officielles, soit officieuses, ne les empêchera pas d’être contestées par les partisans de l’actuelle politique énergétique qui est ici en question. Ceux-là mêmes qui ne se sont jamais inquiétés des contraintes sociales du programme électronucléaire se préoccuperont subitement des contraintes que pourrait entraîner l’isolation méthodique de tous les logements individuels et collectifs. Ceux-là mêmes qui n’ont jamais accepté de discuter leurs propres méthodes de prévision, réfuteront avec précision toutes les hypothèses présentées ici. Autant donc vous en prévenir tout de suite : en économie, toute prévision est par essence contestable. Les gens du métier le savent mieux que quiconque : les prévisions officielles de consommation d’énergie ont varié de 20 à 30 %, à des intervalles d’un an ou même de six mois.
Ainsi, le 30 septembre 1975, Marcel Boiteux, directeur général d’E.D.F., prévoyait publiquement qu’en 2000 la France consommerait dans l’année l’équivalent (1) de 470 millions de tonnes de pétrole (470 « Mtep »), soit le triple environ de la consommation de 1976 ; en octobre 1976, ses services ne prévoyaient plus que 400 Mtep. A la même époque, le Commissariat général au Plan prévoyait un maximum de 390 et un minimum de 330 Mtep. En consommation d’énergie finale (2), les prévisions d’E.D.F. étaient alors (en 1976) de 327 Mtep et celles du Plan de 301 à 354 Mtep. En affinant la méthode de prévision, les chercheurs de l’I.E.J.E. de Grenoble calculaient à la même époque et sur la base des mêmes données officielles, une consommation d’énergie finale de 335 Mtep au maximum et de 227 Mtep au minimum : soit, par rapport aux 151,5 Mtep consommés en 1976, une augmentation de 75 à 183 Mtep ou de 50 à 127 % !
Voilà qui peut nous donner une idée des incertitudes qui règnent dans ce domaine : les consommations prévues varient carrément du simple au double, les besoins supplémentaires prévus du simple au triple !
Nous avons examiné de près les prévisions de l’I.E.J.E. telles qu’elles ont été exposées dans un ouvrage très technique mais du plus haut intérêt (3) : ses auteurs jouent cartes sur table, étalent les bases de leurs hypothèses et montrent combien l’évolution de la consommation énergétique dépend de choix politiques et techniques, les deux étant indissolublement liés. Il est des possibilités, cependant, qu’ils n’ont pas prises en compte. Nous les exposerons, car elles ne sont pas moins plausibles que d’autres. Elles supposent seulement, en matière d’énergie le choix de priorités différentes.
Nous ne disons pas que nos propositions sont meilleures que toutes les autres ; nous disons qu’elles sont ni moins raisonnables ni moins réalistes. Elles supposent seulement la volonté de lutter contre des gaspillages gigantesques et souvent systématiques. Cette lutte, dans une très large mesure, est notre affaire. Nous ne pourrons, certes, la gagner sans le concours de l’Etat et des grands consommateurs institutionnels (administrations, services publics, industries) ; mais, inversement 1’Etat et ses institutions ne s’engageront à fond dans cette lutte que si nous en prenons l’initiative.
Michel BOSQUET
ABRÉVIATIONS
- Électricité
kW : kilowatt, millier de watts ; 1 kW = 1 000 W (i).
kWh : kilowatt-heure, millier de watts par heure (ii).
MW : mégawatts, millier de kilowatts ; 1 MW = 1 000 kW.
GW : gigawatts, million de kilowatts ; 1 GW = 1 000 000 de kW.
TW : térawatt, milliard de kilowatts ; 1 TW 1 milliard de kW.
TWh : térawatt-heure ; 1 TWh = 1 milliadr de kWh.
- Chaleur
tep : tonne d’équivalent pétrole, sert à exprimer les consommations d’énergie de toutes origine en quantités équivalentes de pétrole,
Mtep : mégatep, million de tonnes d’équivalent pétrole,
kg.e.p. : kilo d’équivalent pétrole,
g.e.p. : gramme d’équivalent pétrole.
(i) Mesure la puissance d’une machine électrique comme le nombre de chevaux (CV) mesure la puissance d’une voiture.
(ii) Mesure la quantité d’énergie fournie ou consommée par une machine électrique, comme le nombre de litres aux 100 km mesure l’énergie consommée par une voiture.
(1) Qu’elles proviennent de différentes sources: pétrole, gaz, charbon, barrages hydrauliques ou nucléaire, les consommations d’énergie sont généralement exprimées en quantités équivalentes de pétrole : les « tep » — tonnes d’équivalent pétrole —, parfois les « kg-e-p » — kilos d’équivalent pétrole.
(2) Énergie finale énergie livrée aux utilisateurs — industriels, collectivités et particuliers —, déduction faite de l’énergie autoconsommée par les centrales pour leurs besoins propres et des pertes en cours de transport, de transformation, de stockage, etc.
(3) Bertrand Chateau et Bruno Lapillonne, La Prévision à long terme de la demande d’énergie, I.E.J.E., Grenoble, 1977.