Je ne veux pas donner ici l'intégralité de ce passionnant dossier que l'on devrait pouvoir se procurer d'occasion sur internet, mais comme j'aimerais que le premier chapitre intitulé "Soyons réalistes" et particulièrement la première partie soient connus j'en donne une bonne partie ici.
B. E.
[...] Depuis l’avènement de l’ère industrielle, aucune technologie n’a encore éveillé, tout particulièrement dans les classes les plus instruites, une inquiétude et une répulsion aussi profondes. Aucune n’a eu autant de mal à être acceptée par les différentes couches de la société. Ce sont là des faits lourds de sens culturel et politique. Il est impossible de les ignorer. Il est seulement possible de passer outre aux craintes et aux refus des gens et de leur imposer cette technologie, par la force et par la ruse, au nom de la raison d’État.
C’est la voie qui a été prise en France. Elle fait des ingénieurs nucléaires et des managers de quelques firmes puissantes les seuls juges de ce qui est bon pour le pays et pour la population. Les consommateurs, nous dit-on, n’ont pas les connaissances requises pour apprécier les avantages et la sûreté d’une technologie qui s’imposait par nécessité comme la seule solution d’avenir possible. Il faut donc les écarter du débat. Il faut ne leur dispenser qu’une information « choisie ». Il faut les tenir à l’écart des instances qui décident. Ce qui revient à laisser entendre qu’à la place de choix démocratiques, il faut instaurer la dictature éclairée de l’élite technicienne : autrement dit, la technocratie.
Sécurité militaire
Nous sommes déjà bien avancés dans cette voie. Déjà l’impératif électronucléaire est érigé en raison d’État au point que ses fonctionnaires peuvent se placer en dehors et au-dessus des lois. Déjà le pouvoir craint la peur des populations au point de nier les faits et de cacher les risques à ceux-là mêmes qui, professionnellement ou à la suite d’incidents, y sont directement exposés : les travailleurs du nucléaire. L’information, dans la mesure où elle fait peur, et la peur, dans la mesure où elle engendre l’hostilité, tendent à être assimilées à des menaces contre l’ordre public.
Déjà les adversaires et les critiques du programme nucléaire sont fichés par le ministère de l’Intérieur et surveillés par un officier de la Sécurité militaire. Une circulaire interne interdit aux travailleurs du Commissariat à l’énergie atomique toute critique du programme nucléaire. Une circulaire interne d’E.D.F. assimile la contestation de ce programme à une entreprise subversive, organisée « à l’échelle nationale et même internationale » en vue « d’entraver le bon fonctionnement de la société actuelle ». « Il faut faire en sorte, conclut cette circulaire, que la population ne soit pas contaminée par la propagande adverse. » Les fonctionnaires du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (S.C.P.R.I.) sont obligés, par serment, à tenir secrets les niveaux de radioactivité qu’ils détectent.
Bref, devant les exigences du nucléaire, les droits fondamentaux d’information et de débat démocratique sont mis en question. La nécessité d’une militarisation du travail est publiquement affirmée dans une interview, par Jean-Claude Leni, directeur général de Framatome[1], selon qui, « il est essentiel que les centrales nucléaires soient de grande taille et exploitées de façon quasi militaires ».
Ces tendances à la militarisation ne manqueront pas de s’accentuer quand, à partir de 1985, les routes françaises seront sillonnées chaque jour par une dizaine de convois spéciaux qui, de tous les sites nucléaires français ainsi que des pays limitrophes, amèneront à l’usine de retraitement[2] de La Hague les déchets radioactifs (« combustibles irradiés ») des centrales en service. Une force de sécurité d’un genre nouveau assurera l’escorte de ces transports, le contrôle des personnes résidant à proximité des centrales, la surveillance des milliers de travailleurs chargés de la manutention, de l’usinage, du retraitement, du stockage des matières hautement radioactives — et notamment du plutonium.
Cette police nucléaire saura-t-elle empêcher le vol ou le détournement de quelques grammes ou dizaines de grammes ? Par quels moyens ? Pendant combien de temps ? Saura-t-elle empêcher les attentats au bazooka mieux que la police de l’air sur les aérodromes ou les « barbouzes » sous de Gaulle ? Sera-t-elle elle-même immunisée contre la corruption ou la manipulation politique ?
Les technologies lourdes ne sont jamais politiquement neutres. Cela vaut tout particulièrement pour l’électronucléaire qui, de toutes les technologies inventées à ce jour, est la plus lourde de servitudes sociales et techniques. [...]
[1] Société qui, en France, a le monopole de production des chaudières de centrales nucléaires.
[2] Retraitement : ensemble des opérations auxquelles est soumis le combustible nucléaire après son utilisation dans un réacteur, et qui permettent de récupérer les matières fissiles réutilisables (dont le plutonium) en les séparant des déchets.