La place de l’agriculture dans la société contemporaine
Dans la vie sociale, l’agriculture a plusieurs rôles, elle occupe plusieurs places. D’abord, revenons aux mots initiaux : l’agriculteur, c’est l’agricola, celui qui cultive un ager, c’est-à-dire celui qui donne une dimension sociale (c’est bien cela, cultiver : c’est donner une place symbolique dans la culture, dans la société) à l’ager, c’est-à-dire au champ, à une partie de l’espace. L’agriculture inscrit ainsi l’espace dans une médiation symbolique de l’identité. L’agriculture aménage des espaces, elle instaure une relation entre eux et nous, elle leur donne une signification. La crise contemporaine de l’agriculture est, avant tout, le symptôme d’une mutation non maîtrisée de cette signification, qui nous échappe. Sans doute notre société se trouve-t-elle, devant l’agriculture, face à une contradiction entre la pérennité de modèles symboliques anciens et la rupture de ces modèles par l’apparition de nouveaux modèles imposés par l’évolution des structures du marché, notamment par la perte des espaces classiques, due à la mondialisation et à l’industrialisation. En passant de l’alimentation, du nourrir, à la consommation, l’agriculture a changé de rôle dans la société, et, au-delà, son identité même est menacée. Mais l’agriculture a aussi vu son rôle se déplacer dans l’intitulé du ministère dont est chargé M. Fesneau dans le gouvernement Attal : il s’agit du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Autrement dit, il ne s’agit plus de considérer l’agriculture et l’alimentation comme des domaines politiques, comme des espaces d’expression de l’organisation de la société, mais comme des domaines de pouvoir. C’est la seule façon dont le gouvernement institué par E. Macron et dirigé par G. Attal considère l’agriculture et l’alimentation : il ne s’agit pas de nourrir, mais d’exercer un pouvoir, d’être souverain.
Les trois crises des cultures et l’alimentation
L’agriculture est l’ensemble des activités qui nous permettent de nous nourrir. En ce sens, elle s’inscrit dans les formes primaires de notre vie. Nous avons besoin de l’agriculture pour nous alimenter. Cela explique la persistance de la présence de l’agriculture dans les sociétés contemporaines. En même temps, cette dimension anthropologique primaire de l’agriculture et de l’alimentation explique la violence à laquelle nous soumet la crise du monde agricole. L’agriculture connaît aujourd’hui quatre crises. La première est cette sorte de « dialogue de sourds » entre le monde de la terre et celui, devenu dominant, de la ville. L’urbanisation a réduit la place de l’agriculture dans la société et a conduit à une incompréhension entre elle et les formes nouvelles de la socialisation. La deuxième crise est celle qui divise l’agriculture elle-même en opposant les paysans classiques, qui entendent poursuivre la logique essentielle du monde agricole, aux grands groupes qui ne sont orientés que vers le marché et vers l’industrialisation pour ne plus faire de l’agriculture qu’une activité commerciale comme une autre. Cela explique la troisième crise qui représente, croit-on, la fin des paysans. Cette crise explique la violence de la recherche de l’hégémonie des uns et les actes de résistance des autres. Enfin, nous sommes aujourd’hui devant une crise, qui n’est nouvelle que parce que nous n’en prenons conscience qu’aujourd’hui, alors qu’elle était prévisible depuis longtemps : la crise climatique, liée à la folie des transformations auxquelles nous soumettons l’espace dans lequel nous vivons. L’urgence du réchauffement fait partie des crises du monde agricole, c’est-à-dire du monde de la terre.
L’économie politique du monde agricole
Comme tous les domaines de la vie sociale, le monde agricole s’inscrit dans une économie politique. Il s’agit d’une économie politique, car il ne s’agit pas seulement de commerce, c’est-à-dire de produire, de distribuer et de travailler, mais de se voir reconnaître un rôle et une place dans les institutions qui structurent la vie sociale. L’ignorance, ou, plutôt, le déni, du caractère politique de l’économie de l’agriculture explique la crise dans laquelle il vit de nos jours. Cette économie politique s’articule autour de quatre instances. La première est le lien entre production, consommation et commerce. En ce sens, l’agriculture se structure comme les autres mondes de l’économie, mais avec une différence notable : on ne fabrique pas la terre. Les éléments qui nous servent à produire de quoi nous alimenter ne dépendent pas de nous, même si nous nous figurons pouvoir fabriquer nous-mêmes des denrées artificielles. La deuxième instance de l’économie politique du monde agricole consiste dans les formes particulières du travail. Le travail n’y est pas soumis aux mêmes lois ni aux mêmes structures que les autres formes du travail, justement parce qu’il est soumis aussi au climat et aux exigences particulières liées à la nature (terre ou mer). La soumission au patronat ne revêt pas les mêmes formes, et, par conséquent, la syndicalisation et les défenses du salariat non plus. Par ailleurs, l’agriculture se situe dans les logiques d’un marché qui a été longtemps structuré par les échanges entre la production et la consommation et qui le domaine d’une industrialisation dominée par les grands groupes et par l’opposition encore plus violente que dans les autres activités de l’économie, entre les pays du Nord du monde et ceux du Sud. Enfin, l’économie politique du monde agricole est transformée par la mondialisation des échanges, de la production du marché. Pour la France, cela se fera en deux étapes. La première est l’Europe. Fondée en 1951, pour en finir avec la guerre, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (la C.E.C.A.) sera la première institutionnalisation européenne. La deuxième sera, en 1957, l’EURATOM, l’Europe de l’énergie nucléaire. En 1957 aussi, avec le traité de Rome, ce sera l’avènement de la Communauté économique européenne, la C.E.E., autrement appelée le « Marché commun ». L’Europe agricole sera organisée, dans le cadre de la C.E.E., en 1965-1966. Mais aujourd’hui, cette internationalisation est une mondialisation proprement dite, élargie à tous les pays du monde entier. Mais ne nous trompons pas : cette mondialisation en plusieurs étapes sera, en réalité, une nouvelle atteinte à l’identité agricole de notre pays. La question des « normes », des lois, sera, d’ailleurs, une des questions à l’origine du mouvement contemporain de contestation, car les normes ne sont que l’expression institutionnelle de l’identité.
L’agriculture : l’industrie agro-alimentaire et le « bio »
C’est important, le recours à ce terme : l’agro-alimentaire. Il a deux significations, importantes à comprendre car il s’agit d’un symptôme d’un domaine d’activité en crise. D’abord, cette crise tient à une tendance de la société à réduire l’agriculture à sa fonction d’instrument : elle sert à nourrir - et encore à nourrir selon les codes de l’économie de l’alimentation et non selon ceux de l’espace. Le recours à ce terme, agro-alimentaire, signifie bien que notre société réduit l’agriculture à une fonction en oubliant qu’elle contribue aussi à l’aménagement de l’espace. La culture de l’espace n’est pas seulement alimentaire, elle est aussi géographique. Par ailleurs, les transformations de la consommation n’ont pas suivi celles de la production. Dans le monde agricole, la production et la consommation ne sont pas dans le même temps. La puissance des groupes industriels de l’agriculture, poussés par des organisations comme la F.N.S.E.A., réduit l’agriculture à de l’exploitation (ce que signifie le E du sigle), ignore la nécessité des petites entreprises agricoles qui sont les seules à être demeurées près des usagers. Enfin, il ne faut pas réduire la question du « bio » à des exigences de « bo-bo » des villes. L’agriculture est toujours fondée sur du bio, et c’est une aberration de devoir parler d’agriculture bio, sauf à reconnaître, justement, que ce qui nous est proposé à consommer consiste de plus en plus dans des transformations, liées à la recherche de profits industriels, au détriment de nos usages alimentaires.
Une lutte des classes agricole
La crise contemporaine du monde agricole manifeste une véritable lutte des classes. Cette confrontation qui va aujourd’hui jusqu’à la violence oppose les grands exploitants qui ne cherchent qu’à accroître leurs profits et le rendement des terres qu’ils possèdent aux paysans, qui, eux, vivent dans le pays, qu’ils entendent continuer à faire vivre. L’exploitation des terres finit par les tuer, tandis qu’une agriculture raisonnée peut leur permettre de conserver leur taille humaine. La lutte agricole des classes, finalement, oppose les exploitants de plus en plus riches aux paysans de plus en plus précaires, mais elle est aussi une lutte de classes entre les terres, entre les terres exploitées et les terres qui résistent. En ce sens, la lutte des classes agricoles n’est pas seulement une crise du travail, comme les autres luttes de classes, mais aussi une lutte entre des acteurs et entre des métiers étrangers les uns aux autres. On peut se demander, alors, si l’agriculture n’est pas en crise parce que les agriculteurs perdent leur identité dans les structures contemporaines de notre société. L’agriculture perd son identité : on ne la reconnaît plus, mais elle ne se reconnaît plus non plus elle-même. En ce point, l’écologie peut redonner du sens au monde agricole, en faisant des agri, des champs, de véritables oikoi (éco), de véritables espaces habités. L’écologie consiste à penser une habitation rationnelle de l’espace (ce que signifie le -logie), mais à la fois de l’espace des villes et de celui des champs. Pour résoudre la crise contemporaine de l’agriculture, la société doit se décider à cesser de réduire à de l’exploitation la terre et celles et ceux qui la travaillent, mais à leur permettre de retrouver leur liberté, leur sens et leur identité.