L’affaiblissement des engagements et des identités
C’est le premier constat qui s’impose devant la vie politique contemporaine. Tout semble se passer comme s’il n’y avait plus de partis politiques, comme si nous ne nous engagions plus, comme si nous n’avions plus de choix. Il fut un temps, tout de même pas si éloigné, où les engagements politiques étaient assez forts pour faire partie de nos identités, où, même, il aurait semblé saugrenu de ne pas en avoir, un temps où nous étions tous porteurs de choix et d’identités fortes, clairement exprimées. C’était, d’ailleurs un temps où, sur le plan scientifique et philosophique, les sciences sociales étaient en train de devenir, dans les années 60, 70 et 80, le lieu dynamique de la réflexion, le champ d’une approche vivante, dynamique de la société. Aujourd’hui, les identités se sont relâchées. C’est ainsi que les forces politiques totalitaires comme le Rassemblement national en France, ou, dans d’autres pays, des partis comparables, deviennent les partis les plus forts, vers lesquels se tournent des citoyens dans le besoin du recours à de tels choix faute de projet à gauche. Or, les partis totalitaires ne sont pas des partis d’engagements ou de choix, mais des partis qui reposent, précisément, sur l’absence de choix. Quant au succès électoral de candidats comme E. Macron, devenu président à la suite, justement, de la perte de choix due à la montée en puissance de la candidate du R.N. mais devenu président tout de même, ce succès manifeste, au fond, l’absence de partis susceptibles de représenter des engagements en prenant part à un débat. Le grand mot est dit : si les partis et les identités se sont affaiblis, c’est qu’il n’y a plus de débat - ni dans notre pays ni dans les autres. Cela permet de comprendre la puissance des marchands comme Bolloré ou, sur un autre plan, celle de dirigeants comme Poutine ou Xi Jinping : leur puissance est née de l’affaiblissement du débat public. À moins, bien sûr, comme dans toutes les médiations, que ce ne soit l’inverse. La vieille histoire, une fois de plus, de l’œuf et de la poule.
L’hégémonie du libéralisme et la perte des identités
J’ai évoqué Bolloré, à l’instant. Je pourrais évoquer, tout aussi bien, la puissance des entreprises comme celles de B. Arnault et d’Hermès. De telles entreprises fondent leur puissance sur la dynamique du libéralisme et sur la puissance de l’argent. D’ailleurs, soit dit en passant, des dirigeants comme E. Macron ne sont que les serviteurs de ces entreprises, leurs « petites mains politiques ». L’important, aujourd’hui, est de mesurer l’importance du libéralisme et de ses conceptions du politique, qui consistent, justement, à éteindre le politique et les engagements. Voilà pourquoi les engagements se sont affaiblis : ce sont les puissances du libéralisme qui se sont imposées dans l’espace public, jusqu’à n’en faire qu’un espace de consommation et de soumission (ces deux mots, finalement, représentent la même chose). Mais, au-delà, ce qu’a réussi le libéralisme, c’est à nous faire perdre la conscience de qui nous sommes, de nos identités. D’ailleurs, il s’agit aussi bien de nos identités politiques et de nos engagements que de nos identités psychiques, car nous sommes en train de devenir fous : nous sommes en train de perdre la maîtrise de notre être, d’oublier les repères de nos existence, de nous égarer dans les chemins mal entretenus de paroles et d’actes sans signification, notre psychisme est dominé par les smartphones, par les téléphones mobiles, par les séries, auxquels nous sommes continuellement soumis, que nous consommons en permanence : promenons-nous dans les bois - non, dans la rue, et nous voyons continuellement les passants l’oreille ou l’œil vissés à leur mobile et le regard perdu dans un échange qui n’en est pas un, qui les empêche d’avoir un regard sur le monde qui les entoure.
La violence financière
C’est désormais aussi la violence financière qui contribue à l’incertitude dans le monde. Nous venons d’apprendre, par exemple, que la valeur des « bons du Trésor » des États-Unis ne constitue plus une valeur sûre : les difficultés économiques des États-Unis, liées en particulier au financement de leur politique internationale, notamment en raison de la survenue des guerres auxquelles ils participent, et au financement de la « transition écologique » liée à la nécessité d’inventer une économie fondée sur de nouvelles sources d’énergie, entraînent les détenteurs de ces actions à les vendre de plus en plus, ce qui contribue à l’affaiblissement de la valeur de ces bons du Trésor américains sur le marché international, ce qui a des répercussions immédiates sur l’activité financière du monde. Cette forme de violence financière contribue de manière intense à l’émergence de ce monde d’incertitude dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Repenser la violence
Cela conduit à l’émergence de nouvelles formes de violence. Car cette soumission à l’hégémonie des figures du libéralisme consiste dans la soumission à la violence de son emprise et de ses contraintes. Il ne faut plus limiter la violence aux meurtres, aux blessures, aux violences sexuelles devenus notre quotidien. C’est une autre forme de violence qui est en train de naître sous nos yeux, et, pourtant, sans que nous nous en rendions compte : la violence de l’hégémonie de la culture du libéralisme. Même les partis de gauche sont en train de se laisser soumettre à elle. Nous sommes en train de découvrir de nouveau ce que Marx appelait l’idéologie, au temps où le capitalisme contemporain était en train de s’inventer en inventant l’idéologie comme un mode de soumission auquel il serait difficile de résister. La violence de l’emprise dont nous devenons les prisonniers est celle des nouveaux médias dont nous parlions tout à l’heure, mais, surtout, des pratiques sociales, des pratiques culturelles, des pratiques de communication que ceux-ci nous imposent. Nous devons repenser la violence pour parvenir à comprendre les formes contemporaines de la violence néolibérale certes, mais libérale tout de même qui se déploient sur nous. Pour leur résister et pour pouvoir conserver notre liberté, nous devons d’abord tenter de comprendre cette violence nouvelle : elle repose sur la perte du sens. Pour nous empêcher de parler et d’échanger les uns avec les autres, pour nous empêcher d’avoir des opinions sur le monde, pour nous empêcher de penser, la violence du libéralisme nous enferme dans des jouets que nous prenons pour des médias et des instruments de communication, en oubliant, au passage, que la communication n’a pas d’outils, mais qu’elle repose sur la relation et sur la parole et sur l’écoute de l’autre.
La montée d’une sorte de folie
La force des souffrances peut nous conduire à une forme de folie, à une impossibilité du choix ou de la décision. Nous sommes ici condamnés à être emprisonnés dans cette folie, forclos, enfermés hors de nous-mêmes. La montée de cette sorte de folie fait apparaître, finalement, sa violence. C’est la violence des pouvoirs politiques, la violence de la guerre et d’autres conflits dans diverses pays du monde, qui manifestent cette folie. Mais, dans le même temps, celles et ceux qui habitent dans les pays frappés par cette violence, sont touchés par la violence dans leur corps, dans leur psychisme, dans leur paroles, dans leurs échanges avec les autres. Cette sorte de folie qui monte sur le monde est, au fond, la perte des choix et des orientations. Sans doute est-ce de cette impossibilité de choisir que les acteurs qui règnent, comme E. Macron, Xi Jinping, V. Poutine ou d’autres tirent leur pouvoir. Mais, dans le même temps, nous devons comprendre que cette folie qui est en train de monter sous nos yeux, n’est, finalement, pas autre chose que la montée de l’incertitude dans laquelle nous vivons. Cette incertitude qui nous empêche de nous engager est la même que celle qui empêche les dirigeants de faire des choix et de conduire leurs pays. L’incertitude est le nom que nous pouvons donner, aujourd’hui, à la folie dans laquelle nous sommes tous en train de plonger. La folie de notre monde n’est pas autre chose, somme toute, que l’incertitude de notre identité, psychique comme politique. Parler d’incertitude est une façon particulière de parler de folie sans dire la violence de ce mot. L’incertitude désigne l’impossibilité où nous nous perdons de choisir, de décider, de penser. L’incertitude désigne la force nouvelle sur laquelle repose le libéralisme pour mieux asseoir sa puissance. Au lieu de la fonder sur des dynamiques politiques et financières, l’idéologie du capitalisme est en train de fonder son pouvoir sur la violence de la folie et de l’incertitude.