Qu’est-ce que la guerre ?
La guerre a toujours existé – sans doute, comme la violence, depuis que nous existons. En effet, si c’est la médiation, cette dialectique fondatrice du singulier et du collectif, qui a institué les sociétés dans lesquelles nous vivons, il existe, depuis toujours, son envers, la rupture de la médiation, la rupture de cette relation d’échange entre la dimension singulière de notre existence et sa dimension collective. La folie est une rupture singulière de la médiation, car elle consiste dans le déni de notre dimension collective. Les fous sont ceux qui ignorent qu’ils sont porteurs d’une dimension collective, qu’ils appartiennent à une société, et qui, ainsi, ne reconnaissent plus l’autre comme semblable à soi. De la même façon, le crime est une rupture de la médiation car le criminel ignore ce qui fonde la médiation, c’est-à-dire la loi. De son côté, la guerre est une rupture politique de la médiation, car elle consiste à ne plus se situer que dans la dimension collective de la médiation et à en ignorer la dimension singulière – c’est-à-dire la mort. Ceux qui décident de déclarer une guerre et de la déclencher, comme l’a fait V. Poutine et comme il le fait en ce moment sont ceux qui engagent une rupture de la médiation, qui envoient à la mort les personnes singulières qui sont soumises à leur pouvoir car ils ne connaissent que la dimension collective du pays qui leur est soumis. Poutine ne connaît plus les Russes qu’il envoie se faire tuer ni les Ukrainiens qu’il fait tuer par ses soldats, il ne connaît plus que la dimension collective de l’État, la Russie, sur lequel il a imposé son pouvoir, après que cet état, d’ailleurs, eut été dominé par d’autres souverains fous comme lui, comme les tsars de l’époque monarchique, ou, plus près de nous, comme un personnage comme Staline, qui s’était approprié le communisme pour donner une légitimité à sa conception dictatoriale du pouvoir. La guerre manifeste cette rupture de la médiation, et c’est bien pourquoi les dictateurs se sont toujours imposés par la guerre, comme Napoléon. Au-delà, on peut définir la guerre comme une forme de transgression des limites du politique. En faisant la guerre, les politiques font comme s’il n’y avait plus de limite à leur pouvoir, comme s’ils pouvaient exercer leur pouvoir sans que rien ne les arrête, sur les femmes et les hommes de leur propre pays, mais, en même temps, sur ceux du pays qu’ils envahissent, comme, en ce moment, les Russes l’Ukraine. En mettant fin à la reconnaissance des limites et à celle de leur légitimité, la guerre peut se définir comme la dimension nationale de la folie.
Un conflit de pouvoirs et de territoires
C’est pourquoi la guerre est la manifestation dans l’espace de cette disparition du politique, car c’est dans l’espace que se tracent les limites et qu’elles sont reconnues. C’est l’espace qui fonde le politique, et la guerre nous en donne l’illustration la plus évidente et, en même temps, la plus violente. En effet, en mettant fin aux limites qui, en fondant son territoire, fondent l’identité politique d’un pays, la guerre manifeste un conflit entre des états. Ce conflit donne aux états qui en sont les acteurs l’identité politique qui les fonde dans la confrontation entre le pays qui envahit et celui qui subit cette invasion. Nous savons désormais quelle est l’identité politique de la Russie de V. Poutine, celle d’un pays agresseur, prêt à tout faire, y compris tuer les soldats de l’Ukraine, mais aussi ses propres soldats, pour étendre son territoire. Quant à l’identité politique de l’Ukraine de Zelensky, elle est, pour le moment, celle d’un pays qui est en train de se faire envahir, mais la résistance qu’elle va opposer à cette invasion fondera, pour elle, une nouvelle identité politique, comme les Françaises et les Français de la Résistance ont fondé leur identité sur la confrontation à l’occupant nazi, comme les Palestiniennes et les Palestiniens fondent leur identité sur la confrontation à Israël, la puissance occupante, comme, en son temps, la guerre du Vietnam a fondé, dans l’opposition aux Etats-Unis, l’identité politique des vietnamiennes et des vietnamiens. En envahissant son territoire, le pays qui fait la guerre à l’autre inscrit dans l’espace la dénégation de son existence même.
Une rupture de la médiation
Mais que signifie cette idée selon laquelle la guerre est une rupture de la médiation ? Ce fait, assez complexe, consiste en quatre éléments. D’abord, il s’agit de la rupture de l’identité du pays agressé. Comme dans le cas de toute violence, de toute agression, faire la guerre consiste à ne plus reconnaître l’identité du pays que l’on agresse. En envahissant un territoire, on ne reconnaît plus l’identité politique dont il est porteur vis-à-vis des autres pays de cet espace public particulier que l’on appelle l’espace public du monde politique. Que ce soit par la mort que l’on fait subir à celles et à ceux qui l’habitent ou par la destruction du pays que l’on agresse, on met fin à l’identité politique du pays envahi en mettant fin à son existence dans l’espace politique – même si, plus tard, comme ce fut le cas du Vietnam, la guerre suscitera la naissance d’une nouvelle identité. Par ailleurs, la rupture de la médiation consiste à substituer la violence à la dimension symbolique de la diplomatie. Tandis que les relations diplomatiques entre les pays instaurent entre eux des relations de communication, des échanges symboliques (n’oublions pas que ce mot, diplomatie, renvoie à l’écriture, au discours, au message), la guerre rompt ces relations et exerce de la violence à la place du langage. En ce sens, c’est la médiation symbolique qui est rompue par la guerre. D’autre part, la guerre met fin à l’existence même de celles et de ceux qui habitent un pays. Alors que le rôle du politique est d’assurer leur existence, en leur donnant les conditions de vie et le salaire qui leur permet de vivre, les habitants du pays subissent, lors de la guerre, la dégradation et même la disparition de leur existence même. En ce sens, la guerre est une sorte de degré ultime de la violence, car il ne s’agit même plus de relations qui ne peuvent plus exister, ni de lois qui sont transgressées, mais il s’agit de l’existence même du peuple qui est la victime de la violence et qui ne peut qu’y résister ou la combattre, manière, pour lui, de se voir imposer la fin de la médiation. Enfin, la rupture de la médiation mise en œuvre par la guerre consiste dans la dénégation de l’existence d’un espace public international. En effet, il guerre n’est pas une affaire qui ne concerne que les belligérants. C’est tout l’espace public commun à l’ensemble des nations qui est menacé de disparaître en subissant cette violence. Bien sûr, cela s’est accentué avec la naissance d’institutions de cet espace public, comme l’O.N.U. ou, en son temps, la Société des nations et avec la mondialisation des médias et des institutions d’information et de communication, mais ne nous trompons pas : il a toujours existé un champ de relations entre les pays et entre les cultures et c’est ce champ que les guerres sont toujours venues transgresser en le peuplant de leur violence. Finalement, les guerres menées par Jules César, par Louis XIV ou par Napoléon, qui se sont déroulées avant l’apparition des médias que nous connaissons aujourd’hui, étaient destinées par ceux qui les engageaient à faire peur aux autres pays, à menacer ceux qu’ils comptaient dominer, mais, quoi qu’il en soit, il s’agissait toujours d’envahir l’espace public international par les dimensions de leur puissance, manifestées par leur violence. Aujourd’hui comme hier, la guerre aura toujours consisté dans le refus des médiations, par la substitution de la violence au langage, par le rejet des identités et des relations à l’autre.
La perte des identités
Comme l’écrit Clausewitz, la guerre est un « brouillard », dans lequel il n’y a plus d’identités politiques, dans lequel nous ne savons plus qui nous sommes. Une illustration de cet égarement a été donnée par le débat qui a eu lieu à l’Assemblée nationale mardi dernier, le 1er mars. Tandis que les députés disaient un soutien presque unanime à la politique de l’exécutif et à l’engagement de la guerre, seuls les Insoumis, à gauche, disaient leur réticence. En rappelant leur hostilité à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ils se demandaient si l’enchaînement des violences était vraiment la politique permettant de briser la spirale de la mort et de la destruction. À quoi servent les organisations internationales comme l’O.N.U. ou l’O.S.C.E. (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), si elles ne servent pas à empêcher la guerre en proposant des médiations ? L’Union européenne apparaît vraiment pour ce qu’elle est : une organisation de marchands sans autorité politique. Le Conseil de sécurité de l’O.N.U. est incapable d’assurer la sécurité dans le monde, puisque ses décisions – si tant est qu’il en prenne - sont paralysées par les vetos de la Chine et de la Russie. La guerre est une folie dans laquelle, comme dans toute folie, nous ne savons plus qui nous sommes. En 1914, la gauche était hostile à la guerre, et, en 1939-1945, les partis de gauche n’étaient pas favorables à la guerre mais dans la Résistance : ce n’est pas la même chose. Peut-être le problème de cet unanimisme de la guerre est-il là : Mélenchon est l’un des derniers acteurs politiques à appartenir à la génération dont les parents ont vécu des guerres et qui, ainsi, les ont connues de près, avec leur cortège de ruines et de morts. Nos décideurs ne les ont pas connues, et, ainsi, ils ne savent pas ce que coûte le brouillard de la guerre. Nous devons retrouver nos identités et imaginer des façons d’empêcher la guerre et de nous opposer à nos libertés sans que cela coûte la mort.