Marine Le Pen a été condamnée pour avoir utilisé frauduleusement les fonds du Parlement européen afin d’accroître les moyens financiers de son parti, tandis que N. Sarkozy l’a été parce qu’il avait frauduleusement utilisé des fonds libyens pour sa campagne électorale de 2007. Cela nous permet de donner du sens à la place de la justice dans le débat politique : il ne s’agit pas tant de donner des règles limitant les pratiques politiques engagées dans le cadre électoral que de vérifier si les lois en vigueur dans l’espace politique sont respectées par les acteurs du débat public. En même temps, les transgressions constatées font apparaître ce que l’on peut appeler une véritable précarité politique de la loi et des institutions qui nous interroge sur ce qu’est devenu l’espace public de notre temps. En punissant les transgressions, la loi nous protège de ce que les grecs appelaient l’hubris, la démesure, les actes qui dépassent les limites fixées par loi et qui, ainsi, soumettent la société dans laquelle nous vivons à un jeu de rapports de forces ouvert à toutes les violences.
La loi
Dans notre culture, la loi, ce sont des mots (le terme même, loi, est issu de la racine indo-européenne leg, qui signifie dire). Écrits ou seulement dits, les mots de la loi la font connaître à tous pour qu’en les appliquant dans leurs pratiques sociales, ils constituent, ensemble une société politique commune. En même temps, en comprenant le sens des mots de la loi, nous nous l’approprions, nous faisons d’elle notre loi. En indiquant ce qui est permis et ce qui est interdit, la loi fixe la limite des pratiques sociales du monde dans lequel nous vivons. Mais ce qui est important, c’est que, dans une démocratie, c’est le peuple qui élabore la loi. C’est pourquoi contrevenir à la loi, c’est aller contre le peuple. La loi est là pour nous protéger de la violence, de l’hubris, et, en même temps, elle donne des mots à nos pratiques sociales, elle les désigne par les mots qui nous permettront de les connaître, de les comprendre et de les partager avec celles et ceux qui vivent dans la même société que nous. C’est la raison pour laquelle une société ne peut se fonder que sur des lois : sans les lois qui nous donnent à tous une identité sociale et politique partagée, nous ne comprenons pas, nous ne sommes que des étrangers les uns pour les autres, car nos pratiques sociales et nos conceptions de la société ne sont pas intelligibles pour les autres, elles sont imprévisibles, et elles constituent des menaces. La loi nous permet de nous identifier politiquement les uns aux autres en partageant la même identité politique. Pour toutes ces raisons, il ne faut pas réduire la loi à un ensemble de normes et de règles sans valeur, et que nous pouvons, dès lors, transgresser, mais, au contraire la reconnaître comme ce qui nous permet de vivre pleinement les uns avec les autres. C’est aussi pourquoi il importe de veiller à ce que la loi soit elle-même conçue selon des règles partagées et reconnues par tous, afin qu’elle fonde une véritable loi commune et des institutions pleinement partagées. C’est la loi qui fait des institutions de véritables médiations symboliques de l’appartenance sociale : sans la loi, nous serions seuls, sans personne d’autre à qui parler et avec qui partager les identités politiques qui nous protègent. Finalement, la loi n’est rien d’autre qui ce qui nous permet de passer de l’état de nature à l’état social, à ne plus être des animaux, mais des femmes et des hommes se reconnaissant pleinement les uns les autres.
La performativité de la loi
Le discours de la loi est ce que l’on appelle un performatif. Ce mot en apparence un peu compliqué désigne une certaine catégorie de verbes qui ont un effet de réel. Ce sont des mots qui ont à la fois une signification, comme tous les mots, et un effet dans la réalité. C’est, d’ailleurs, pour cela que l’on dit qu’un écrit ou un ordre parlé a force de loi. Mais ce qui nous occupe est que cet effet réel de la loi a un premier effet : il contribue à organiser la société dans laquelle nous vivons. La loi est ainsi un performatif, parce que ses mots ont un pouvoir réel. Le pouvoir de la loi s’articule aux pouvoirs des acteurs du politique pour nous obliger à vivre d’une manière qui sera conforme à celle selon laquelle vivent celles et ceux qui sont dans le même espace politique que nous. L’autre effet de la loi est de nous protéger contre les excès de pouvoir de celles et de ceux qui cherchent à imposer leurs volontés à la société qu’ils entendent diriger selon leurs vues. On peut toujours opposer la loi aux dirigeants qui cherchent à nous imposer leur pouvoir sans limite. C’est pourquoi la société est toujours une confrontation entre le pouvoir des dirigeants et celui de la loi qui le limite et qui, de ce fait même, peut constituer un contre-pouvoir. La performativité de la loi s’impose, ainsi, à la fois aux pouvoirs et aux peuples qui leur sont soumis.
Le droit et la justice
Le droit est l’ensemble des lois qui fixent les conditions dans lesquelles la loi est mise en œuvre dans nos pratiques sociales et dans nos relations avec les autres.On peut reconnaître quatre rôles au droit. D’une part, il consiste dans un ensemble de règles organisant l’application des lois : le droit est une sorte de mode d’emploi de la loi. Au lieu que la loi se réduise à un ensemble de mots, peut-être intéressants mais sans portée pratique, grâce au droit, elle institue réellement la société politique fondée par l’ensemble des femmes et des hommes qui vivent ensemble, la polis. Par la loi, nous trouvons du sens au fait de vivre les uns avec les autres en partageant cette identité commune qui fait de nous un peuple. C’est pourquoi il est important de connaître le droit pour savoir, par ses injonctions et ses normes, ce qui nous est permis et ce qui nous est interdit. Le droit détermine ce que nous considérons comme des transgressions, comme des franchissements des limites, ce que les grecs, donc, appelaient l’hubris. Le rôle de la justice est de mettre le droit en application, et, ainsi, de veiller à l’application de la loi en sanctionnant, éventuellement, les faits qui lui contreviennent et en punissant les auteurs de ces actes qui contreviennent à la loi, ce que l’on appelle les contraventions. Un autre rôle du droit est celui d’une mémoire de la loi. Le droit est une histoire de la loi, des conditions dans lesquelles elle a été élaborée et, éventuellement, des actes qui l’ont transgressée au cours de son histoire. En constituant ainsi l’histoire de la loi, le droit nous permet de comprendre comment et pourquoi elle a été instituée et elle nous permet de nous situer par rapport à celles et à ceux qui nous ont précédés dans notre société. Quand N. Sarkozy transgresse la loi en utilisant des financements étrangers pour sa campagne électorale, il nous permet de comprendre que la loi qu’il transgresse a été conçue dans le but d’établir une égalité entre tous les candidats à une élection et d’éviter que certains n’aient plus de moyens que les autres. Pour changer cette règle, il faudrait établir une nouvelle loi et non transgresser la loi en vigueur. Par ailleurs, le droit empêche que des femmes et des hommes se croient au-dessus des autres en transgressant la loi partagée. En définissant une identité commune conforme à la loi, le droit assure l’égalité, nécessaire à la démocratie. En effet, pour qu’un peuple soit réellement un démos, ses membres doivent pouvoir se reconnaître les uns les autres comme soumis aux mêmes lois par le droit commun. Sinon, ce serait la porte ouverte à toutes les transgressions et à toutes les inégalités portées par des rapports de forces. La justice constitue le miroir politique dans lequel nous nous reconnaissons tous, car elle donne sa consistance réelle à la loi qui nous réunit dans le même peuple. Au cours du débat sur les procès de N. Sarkozy et de M. Le Pen, on a trop parlé du fameux « gouvernement des juges » qui serait, paraît-il, contraire aux principes de la démocratie. Mais, au contraire, les juges la protège en faisant en sorte que toutes les citoyennes et tous les citoyens soient soumis à des lois partagées. Personne n’a jamais empêché un peuple de changer les lois qui le gouvernent : le pouvoir législatif est là pour cela, et pour éviter les abus du pouvoir exécutif dans son application des lois au cours de son mandat. Si nous trouvons que les lois sont injustes, changeons-les. Mais, tant qu’une loi est en vigueur, les juges sont là pour en contrôler l’application et pour empêcher les transgressions qui la violeraient. Enfin, c’est sur le droit, justement, en rendant la justice, que s’appuient les juges pour soumettre à la loi tous les acteurs de la société et le droit les légitime dans leur discours et dans leurs décisions. En effet, par le droit, les juges nous rendent des comptes. Si la justice est rendue, dans notre pays, au nom du peuple français, c’est pour rappeler que, dans une démocratie, les juges ne décident rien de leur propre chef, mais qu’ils ne font qu’appliquer les décisions du peuple énoncées dans la loi et dans le droit. En faisant, ainsi, en sorte que la loi soit la même pour tous, le droit et les juges font des institutions un miroir tendu à la société pour que tous ses membres se reconnaissent dans l’application de la loi.