Entendez-vous, dans nos campagnes, mugir ces féroces soldats ?
C’est que nous en sommes à la deuxième campagne où nous entendons mugir les féroces soldats de l’extrême droite : après celle des européennes, celle du premier tour des élections législatives, et, peut-être, si nous n’y prenons garde, celle du second. Les campagnes ne sont plus des espaces de débats et des temps de réflexion critique : elles se sont réduites, comme peaux de chagrin, à n’être plus que des épisodes qui marquent le triomphe des acteurs de l’extrême droite. Ne parlons pas de leurs idées, car ils n’en ont pas, se contentant de ressasser toujours les mêmes antiennes et les mêmes slogans. Les campagnes électorales de l’extrême droite ne sont que des épisodes au cours desquels elle manifeste la violence qui la fonde dans les mots et dans les images, faisant, ainsi, semblant de parler le langage de la politique, alors qu’elle se contente d’utiliser les moments des échéances électorales pour brandir un peu plus les étendards sanglants de ses aveuglements. Non : les campagnes des partis d’extrême droite ne sont que des moments où leurs soi-disant soldats mugissent les mêmes hurlements et les mêmes revendications de violence contre tous les ennemis qu’ils se fabriquent au cours de leurs obsessions pour les imposer à la France. Les campagnes électorales ne sont plus des épisodes ordinaires de la vie de la démocratie, mais elles ne sont, pour eux, que des épisodes de plus des violences auxquelles ils réduisent la parole et les mots. Les militants de l’extrême droite ne parlent pas : ils mugissent, nous abreuvant de leurs propos d’exclusion, de violence et de ségrégation. Comme nous ne pouvons pas leur répondre car il ne s’agit pas de parole, il ne nous reste plus qu’à tenter de nous en débarrasser : c’est le rôle du second tour de ces élections législatives de 2024, qui, comme l’élection présidentielle de 2002, resteront dans nos mémoires comme des moments où se déchaînent les hurlements de l’extrême droite.
21 avril 2002 : une censure a disparu
Tout semble s’être passé ce 21 avril 2002 : pour la première fois dans l’histoire politique de notre pays, l’extrême droite a été présente au second tour de l’élection présidentielle. Mais que s’est-il passé, ce jour-là ? C’était le jour de l’élection présidentielle qui marquait la fin du mandat de Jacques Chirac, élu en 1995 après la fin des mandats de François Mitterrand. Lionel Jospin était alors premier ministre. Socialiste, il avait été nommé à la tête d’un gouvernement rassemblant les partis de gauche après le succès des élections législatives de 1997. Seulement, voilà : candidat à l’élection présidentielle, il avait été éliminé à l’issue du premier tour, et le second avait opposé Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen. Après, un épisode de « font républicain » avait permis à J. Chirac de rassembler sur son nom les voix de tous les électeurs démocratiques et d’être élu. Mais ce qui s’est passé ce jour-là, c’est la disparition d’une censure, d’une sorte de loi. Un « sur-moi » politique, pour employer les mots de Freud et de la psychanalyse, empêchait alors d’envisager même l’éventualité d’un succès de l’extrême droite à une élection importante. Depuis la guerre de 1939-1945 et la découverte des camps d’extermination, un consensus s’était établi dans notre pays pour empêcher de reconnaître une légitimité aux partis d’extrême droite. Ce consensus avait été rompu. Pour toutes sortes de raisons économiques et sociales, peut-être. Mais surtout en raison du renouvellement des âges et des générations. Celles et ceux qui avaient connu la guerre et le nazisme ou qui avaient entendu des voix proches comme celles de leurs parents leur en dire le récit commençaient à disparaître. Le résultat du premier tour des élections législatives de 2024 marque un achèvement de cette mutation. C’est ainsi, par exemple, que D. Grenon, candidat du R.N., a pu dire sans l’ombre d’un interdit moral : « Des Maghrébins sont arrivés au pouvoir en 2016, ces gens-là n’ont pas leur place dans les hauts lieux ». Le racisme est bien présent dans les discours de ce parti. Un parti raciste, xénophobe, fondant sa pratique politique sur la seule violence, mettant, justement, fin à l’expression politique, pourrait être en mesure de diriger le gouvernement de notre pays.
Comment comprendre cette victoire du R.N. au premier tour des élections législatives ?
Cet événement peut se comprendre de plusieurs manières. Mais, d’abord, sans doute faut-il dire qu’il ne peut pas vraiment se comprendre, qu’il échappe à notre rationalité et à notre langage politique, car cet événement marque, avant tout, le fait que le politique échappe à la parole et à la raison. Nous étions habitués à des conceptions du politique qui se fondaient sur de la parole et sur du sens, sur du logos, et nous nous trouvons face à un événement politique étranger au langage. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ce premier tour a marqué aussi fortement les esprits : sans que nous nous en soyons aperçus, nous avons vu soudain le politique sortir du langage et ne plus avoir de sens. La violence à l’état pur a fait son entrée dans la vie politique. À cet égard, l’évolution de la vie politique en France ne fait que suivre le chemin tracé en Russie par Poutine, aux États-Unis par Trump, en Italie par G. Meloni. Il ne s’agit donc pas d’une situation propre à notre pays, mais ce mouvement semble se propager partout dans le monde. Il n’y a plus de parole en politique, ce qui veut dire que, demain, il n’y aura plus de loi, car la loi, ce n’est que de la parole reconnue par toutes et par tous pour fixer des normes et des modes de vie.
L’irruption de la violence dans le domaine politique n’est, somme toute, qu’un symptôme de la perte de la loi et de la disparition de l’État, dont on peut trouver des traces ailleurs, dans le déclenchement de la guerre, à Gaza ou en Ukraine. La violence de Poutine et celle de Nétanyahou sont des symptômes de la même violence que celle du 21 avril 2002 ou celle du 30 juin 2024. Le politique se situait dans le domaine de la parole, parce que son rôle était justement d’empêcher la violence en imposant des normes dans les pratiques de la vie politique, dans la citoyenneté ou dans l’exercice du pouvoir. L’irruption de la violence dans la vie des institutions vient nous faire comprendre que ce consensus est terminé et que, toutes les limites risquant d’être abolies, ce sont toutes les relations sociales qui sont mises en danger. Rousseau, une fois de plus, dans le Contrat social : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ». Eh bien, la montée au pouvoir des conceptions de la politique reposant sur la violence nous font comprendre que ce rôle de la loi semble avoir disparu.
Quant à la violence de l’exclusion, elle vient encore d’être rappelée par les propos de D. Grenon, cités plus haut. Le racisme est bien présent dans les discours de ce parti. La violence du racisme, de la ségrégation et de l’exclusion est encore bien présente dans les mots de ce parti : ne nous trompons pas, il n’a pas changé.
Enfin, ces événements, mis bout à bout en relation les uns avec les autres, en nous faisant comprendre que le contrat social semble rompu, sont aussi à mettre en relation avec les conceptions des médias et des pratiques d’information et de communication qui nous rendent muets et sourds à force d’être aussi envahis par de la violence. Il s’agit d’une autre violence, celle des Bolloré et des réseaux sociaux, celle des tablettes et de la disparition de nos échanges et de nos relations avec les autres. Nous ne sommes plus dans l’espace public car il a disparu, emporté par la vague des instruments dont le rôle est d’assurer la disparition des lieux de parole et de débat. Même les réunions politiques de partis, de mouvements et de groupes de gauche ont été remplacées par les soi-disant « télé-réunions ». Composez tel numéro de téléphone et vous participerez à notre réunion demain à seize heures, car c’est trop compliqué d’organiser cette réunion en « présentiel » (ce mot a été imaginé, justement, pour répondre à ce besoin envahissant du numérique). Ne nous trompons pas : la disparition de l’espace public de la rencontre de l’autre, de l’écoute de ses paroles et du regard sur lui est, elle aussi, une violence, la violence de l’absence. La victoire du R.N. à ce premier tour est un symptôme de plus du déni de l’autre, comme, finalement, le racisme et les ségrégations de toutes sortes qui figurent dans le projet des partis comme lui.
Nous avons trois jours pour sortir de notre torpeur et pour aller voter pour recommencer à manifester notre présence et affirmer l’existence de l’espace public, afin de résister à la pression de toutes les tentatives de le faire disparaître, orchestrées, ne l’oublions pas, par la montée au pouvoir des idéologies comme celle d’E. Macron, qui ont permis un tel morcellement du politique. On a du mal à comprendre l’échec total de cette fausse stratégie imaginée par l’apprenti sorcier, sinon qu’il s’agit, une fois de plus, de la part du président, d’une sorte de déni du politique, qui consiste à refuser l’idée même que le politique n’est pas une affaire de gestion, mais une affaire de sens : c’est en déniant le sens du politique que le président a décidé une dissolution dont il n’a pas compris qu’elle faisait le lit du R.N. et de ses fantasmes de discriminations, de racisme et de violence qui font tout pour nous éloigner du politique. À moins, bien sûr, qu’il ne l’ait très bien compris, au contraire, et qu’il n’ait cherché à nous imposer cette destruction du politique et de l’État, en laissant, à leur place, un vote « impur » pour la démocratie « abreuver » les sillons de nos urnes.
Nous avons trois jours pour songer de nouveau à « des jours de gloire », pour commencer à nous retrouver.