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Billet de blog 4 août 2022

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LA NUIT DU 4 AOÛT

Il y a une sorte de fétichisme des dates : en-dehors même de l’histoire, certaines dates ont une signification immédiatement évoquée quand on se réfère à elles : c’est le cas de la fameuse « nuit du 4 août ». Comme le 4 août, c’est aujourd’hui, parlons un peu de cette nuit.

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Que s’est-il passé la nuit du 4 août 1789 ?

Nous en avons déjà parlé ici. En mai 1789, Louis XVI n’a plus d’argent. Il va donc convoquer des États généraux pour organiser une nouvelle politique fiscale – un peu dans l’urgence. Dans toutes les provinces, se tiennent des « États », assemblées délibératives chargées d’administrer les finances publiques de la province, et des « États généraux » se tiennent dans la capitale quand il s’agit des finances de l’ensemble du royaume. Les États de 1789 ont déjà été l’occasion d’affrontements parfois violents et de remises en question de la forme monarchique de l’État. La Bastille a été prise trois semaines avant. La France vit dans un été politique très chaud. Sans doute, dans cette situation, pour éviter une véritable désagrégation de l’État et de la nation, qui n’est, désormais, plus une menace seulement imaginaire, les nobles, les religieux et le Tiers État décident qu’il n’y aura, désormais, plus de privilèges, notamment fiscaux, dans notre pays. Bien sûr, tout le monde, dans ce qui est encore un royaume, comprend qu’il ne s’agit pas seulement de privilèges fiscaux. Comme d’habitude, la fiscalité n’est qu’un système de représentation de la société d’un pays sur le plan financier, et, en mettant fin aux privilèges existant dans la fiscalité, les États généraux entreprennent d’instituer une politique plus égale dans le pays. Bien sûr, n’oublions tout de même jamais qu’il ne s’agit que d’égalité dans l’espace politique, dont sont encore exclus les ouvriers, les artisans, les ouvriers agricoles, tous ceux qui ne sont pas des bourgeois, puisque seuls les bourgeois font partie du « Tiers état » - et, bien sûr, les femmes, qui ne se verront reconnaître leur place dans l’espace politique qu’en 1945.

Que signifie le mot « privilège » ?

Un privilège consiste dans la reconnaissance du droit de celui qui en est porteur d’échapper à la loi commune. En reconnaissant qu’il existe des lois (latin leges) particulières (privi), la figure du privilège signifie que la loi n’est pas la même pour tout le monde : elle institue l’inégalité en lui reconnaissant le statut politique d’une véritable institution. Sous l’Ancien régime comme aujourd’hui, les privilèges renforcent les pouvoirs en divisant les peuples. Finalement, en n’étant soumis qu’à des lois qui leur sont propres, voire en n’étant soumis à aucune loi, les privilégiés ne sont que les acteurs dominants du libéralisme, qui a été imaginé pour faire disparaître les lois et les régulations de l’économie, désormais soumise seulement à elle-même, à la loi du profit et à la domination du capital. En ignorant le principe fondateur de toute société politique démocratique, qui es l’indistinction, les privilèges confondent l’espace public et l’espace privé en permettant à certains de s’approprier le domaine public. En mettant fin aux privilèges au cours de la nuit du 4 août, la Révolution de 1789 donnait naissance à un véritable espace public du commun. En cherchant par tous les moyens, notamment dans le domaine financier et dans celui de la fiscalité, à les restaurer, dans notre pays comme dans d’autres, le libéralisme tente de donner naissance à un espace public fracturé, clivé, sans consistance politique : faire revenir les privilèges, c’est mettre fin à l’existence politique du démos. En ce sens, il ne peut y avoir de démocratie réelle dans une société qui tolère des privilèges.

Un peu plus de 200 ans après, où en sommes-nous ?

Plus de deux siècles après la Révolution de 1789, les privilèges n’ont peut-être jamais été aussi élevés et les inégalités aussi fortes. Tant de travail pour rien, a-t-on envie de dire en portant un regard critique sur l’histoire de notre pays depuis cette époque. Les gigantesques « superprofits » des grandes entreprises ont aggravé les inégalités et ont suscité des tensions sociales encore plus fortes qu’au temps de la Révolution. Et, pourtant, cela se fait dans un apparent consensus. On a l’impression que le peuple de notre pays, comme, d’ailleurs, celui des autres pays, s’est laissé dominer par une société qui lui enjoint de reconnaître la légitimité des inégalités. D’abord en s’appuyant sur la peur du chômage, puis, aujourd’hui, en ajoutant à cette crainte, celle d’un virus, les sociétés libérales gouvernent par la peur, qui semble devenue l’expression pour ainsi dire naturelle, évidente, en tout cas légitime, de la citoyenneté : être citoyen, c’est avoir peur. En 1789, le peuple état décidé à en finir avec les inégalités et avec, justement, le régime de la peur. C’est ce qui lui a permis de prendre la Bastille et ce qui a conduit les États généraux à mettre fin aux inégalités. Aujourd’hui, le peuple semble avoir renoué avec le régime de la peur. Simplement, ce qui a changé avec 1789, c’est que les inégalités et les privilèges ne sont plus les mêmes. Il existe toujours des privilèges fiscaux, mais les privilèges sont encore vivants dans le domaine de l’emploi, où les inégalités se manifestent avec violence, mais aussi dans le domaine de la santé, dans celui du logement, dans celui des retraites ou dans celui de l’éducation et de la formation. Les contraintes de la vie sociale ne sont pas supportées par tout le monde de la même manière, et c’est bien pourquoi les inégalités concourent à instaurer l’aliénation comme une forme dominante de la vie sociale.

Fin des privilèges, fin de l’aliénation

Mettre fin aux privilèges en soumettant tous les habitants d’un pays à la même loi est la seule manière d’en finir avec les inégalités et avec l’aliénation. En effet, c’est en étant libéré de la contrainte ses privilèges et des inégalités que les femmes et les hommes peuvent ne plus dépendre des autres, peu vent ne plus leur être soumis, et retrouver, ainsi, la pleine liberté de la vie sociale. Ne plus être aliéné, c’est ne plus être possédé par l’autre ne lui étant soumis. Or, les privilèges consistent, justement, à pouvoir aliéner les autres légitimement, c’est-à-dire en étant conforme à la loi, à cette fameuse loi des privilèges qui n’est pas la même pour tout le monde. En évoquant les humiliés et les possédés, Dostoïevski n’imaginait peut-être pas que son livre continuerait à être actuel au XXIème siècle. Car, au fond, être possédé ou aliéné, c’est, comme on le disait avant, être fou, ou, comme on le dit aujourd’hui, ne pas être libre et dépendre des autres sans pouvoir bénéficier des garanties et des protections de la loi commune. Au moment de la Révolution, les États généraux avaient compris que, pour pouvoir être forte, une nation devait ne plus tolérer les aliénations. Nos nations d’aujourd’hui, celles du libéralisme, en particulier la nôtre, celle du président E. Macron, semblent l’avoir publié – ou refuser de le reconnaître.

Il nous faut une nouvelle nuit du 4 août

C’est bien pour cela que l’urgence est là : il nous faut une « nuit du 4 août » pour aujourd’hui. Il nous faut un discours politique et une réflexion qui laissent toute leur place à la critique au lieu de se laisser piéger par les évidences et par l’immédiateté. Comme l’entend le projet de Mediapart et d’autres acteurs engagés dans le même souci, cette nouvelle nuit du 4 août ne peut advenir que dans une société qui mette l’information en commun et s’ouvre à toutes et à tous. L’espace public doit redevenir ce qu’il avait, justement, commencé d’être dans les villes de 1789 : un espace de libre débat, sans privilèges. Mais, pour cela, la véritable question est bien là : voulons-nous vraiment, nous tous, mettre fin aux privilèges de notre temps ? Voulons-nous vraiment en finir avec la résignation du « c’est comme ça » ? C’est à nous qu’incombe, aujourd’hui, la responsabilité de mettre fin, pour nous-mêmes et, surtout, peut-être, pour nos enfants, à l’aliénation en nous retrouvant dans une nuit du 4 août de notre temps. C’est un véritable devoir, c’est une véritable urgence.

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