Ça a commencé par un film, « Vivre »[1], de O. Hermanus, dont le scénario est de Ishiguro, une sorte de reprise d’un vieux film de Kurozawa. C’est l’histoire d’un homme pris par sa propre folie et par la folie de l’État. On se retrouve pris dans le récit d’une folie comparable à celle du président Schreber, dont parle Freud. Que racontent ces histoires ?
Une psychose de l’État
Comme les « Mémoires d’un névropathe », de D. Schreber, relues par Freud, puis par Lacan, « Vivre » raconte la folie d’un homme, emprisonné dans celle de l’État. Il s’agit de fonctionnaires qui ne sont pas subalternes mais qui sont dotés de responsabilités et de fonctions de dirigeants importants. Les films de Kurozawa et de Hermanus, l’un étant une sorte de réédition de l’autre, ainsi que les mémoires de Schreber, racontent la vie d’hommes devenus fous en raison même de la folie de l’État. Sans doute même est-ce leur folie, à l’un et l’autre, qui permet de comprendre que, comme nous, l’État peut devenir fou. Cette psychose de l’État, commençons par là, ne survient pas n’importe quand. Schreber publie ses mémoires en 1893 : vingt ans après, son pays entre en guerre. Une première version de l’histoire de « Vivre », dont le titre japonais est « Ikiru », est de 1952 : le film est réalisé sept ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, et, surtout, puisque le film est japonais, après Hiroshima, mais aussi l’année qui suit la mort de Staline. Les périodes au cours desquelles naissent ces œuvres sont, ainsi, plus que des périodes de crises : ce sont des périodes de déliquescence de l’État, des moments de l’histoire où l’État est devenu fou.
Mais ce que nous pouvons lire dans ces œuvres, c’est que la folie de l’État se manifeste dans celle des hommes. Pour que la folie de l’État se déclenche pleinement, sans doute faut-il que des hommes, pris par leur propre psychose, lui servent de relais, car, sinon, cette folie ne serait qu’une métaphore : quand ce sont des hommes qui sont fous, cette folie devient réelle. La folie des hommes est le langage dans lequel s’exprime la crise de l’État, la folie à laquelle on donne le nom de « crise ».
L’existence de l’État révélée par sa folie
Ce qui est important dans cette folie de l’État, c’est qu’elle est une façon de prouver son existence même : s’il est fou, c’est que l’État existe, c’est qu’il ne s’agit pas d’une chimère d’hommes politiques ou de théoriciens, mais que l’on peut en lire des représentations à la fois dans notre vie quotidienne et dans les moments de crise au cours desquels on peut s’apercevoir que ces dérèglements de l’État entravent notre vie sociale, y compris notre vie quotidienne, et qu’en nous confrontant à la réalité de la folie de l’État, et en prenant, ainsi, conscience de son hégémonie, nous devenons nous-mêmes un peu fous à notre tour. Mais, bien sûr, et c’est pourquoi on parle en général de crise, on ne peut pas reconnaître que l’État est fou, car ce serait perdre l’un des repères de notre existence.
Mais ce qui est aussi important dans cette folie, c’est qu’elle nous permet de mieux comprendre la différence entre deux termes qui sont souvent confondus mais qu’il faut distinguer : l’État et la nation. En effet, si l’État peut devenir fou, perdre la raison, la nation, elle, ne le peut pas, car la nation, c’est nous. La nation est la forme politique de l’identité de celles et de ceux qui en font partie, alors que l’État est l’appareil institutionnel qui organise l’existence de la nation dans l’histoire et dans le présent de la vie sociale. L’État est un appareil sans identité – c’est pourquoi il peut lui arriver de devenir fou – tandis que la nation, c’est l’identité sans appareil – c’est pourquoi elle repose sur l’identité de celles et de ceux qui en sont porteurs.
Le totalitarisme et la folie de l’État
Aujourd’hui, comme hier, nous pouvons être devant des régimes totalitaires, et le totalitarisme est peut-être la forme la plus aboutie de la folie de l’État, ce que l’on peut appeler son symptôme institutionnel. Les mémoires de Schreber et les films d’Hermanus et de Kurozawa sont des réalisations esthétiques de cette folie que l’on peut voir à l’œuvre dans les formes totalitaires que prennent les régimes politiques fous : la nazisme, le stalinisme, le pouvoir japonais, allié à l’Allemagne nazie pendant la deuxième guerre mondiale, ne l’oublions pas, montrent comment la folie de l’État prend la forme de ce que l’on a appelé « régimes totalitaires ». Au passage, remettons les montres à l’heure. Trop souvent, certains idéologues mettent sur le même plan le communisme et le nazisme, car ils croient légitime de confondre le communisme et le staliniste, alors que, justement, le pouvoir stalinien avait abandonné le communisme – si tant est, d’ailleurs, qu’il ait jamais été communiste. Il s’agit, là, à la fois, d’une grande folie du communisme et d’une des plus grandes malhonnêtetés du capitalisme de notre temps : le communisme a été littéralement confisqué par des idéologies comme celle de Staline, ou, aujourd’hui, de Xi Jinping en Chine. Ils se sont emparés de l’idéal du projet communiste en le mettant au service d’un projet totalitaire de l’État qu’ils entendaient servir.
L’État se protège au moyen de sa folie
L’une des figures majeures de « Vivre » est l’accumulation des papiers sur les bureaux des agents du pouvoir municipal de Londres. Les personnages du film de Hermanus semblent se protéger derrière ces digues de papiers et de dossier qui s’entassent sur leurs bureaux, comme pour expliquer que la bureaucratie protège l’État au moyen des documents qu’elle accumule tout au long de sa mise en œuvre – accessoirement, même si cela ne fait pas l’objet de « Vivre », derrière les informations qu’elle peut recueillir sur les habitants du pays qu’il administre. Dans « Vivre », Williams finit par se libérer de cette contrainte, mais, au commencement, quand il entreprend de sortir de sa folie et de la protection qu’elle lui offre, il hésite, il ne sait pas trop où il va, ni ce qui va lui arriver, c’est peu à peu, au fur et à mesure des événements qui s’offrent lui, qu’il va pleinement s’échapper, pour « vivre », justement. On se rend compte, devant le film, que la folie de l’État et la protection qu’elle offre aux acteurs de la soi-disant puissance publique, représentent une crise de la médiation : en effet, elle est à la fois une folie collective, celle de l’État qui ne sait plus où il va, et une folie singulière, la folie d’un homme, en proie à une véritable psychose.
La folie de l’État et son dépérissement
Au fond, « Vivre » met en scène au cinéma ce qu’Engels appelait le dépérissement de l’État. La folie de l’État n’est que la forme pathologique de son dépérissement, une forme annonciatrice de ce qui pourrait bien constituer un devenir inéluctable d’un État qui ne dispose plus, à un certain moment, de la confiance de celles et de ceux qui lui sont soumis. Derrière ce personnage, Williams, obsédé par un projet de l’aire de jeux, qu’il avait d’abord, remis à plus tard comme tant de dossiers de l’État, puis qu’il entend mener à bien dans l’urgence qu’est devenue sa vie, c’est ce dépérissement qui est mis en scène. Williams ne sera plus là quand le projet sera réalisé, à la fin du film. En effet, à un certain moment, le film bascule : Williams apprend qu’il est condamné par un cancer. À ce moment, le film montre le personnage, enfin décidé à « vivre », par tous les moyens. Il voyage, il va dans des cafés, il se promène, cessant de mettre son temps au service de l’État et voulant le garder pour lui. Williams est saisi du désir de pleinement vivre les derniers instants de sa vie en se libérant enfin de sa muraille de papiers et de bureaucratie. Mais si, derrière la maladie et la promesse inéluctable de la mort de son héros, c’était la mort de l’État que Hermanus, après Kurosawa et Ishiguro, avait voulu mettre en scène ?
[1] O. Hermanus, « Vivre » (G.-B.), 1 h 42